histoire de francois m.

Le Grand Secret

Dr. Claude Gubler

Chapitre 1

François Mitterrand me donne carte blanche pour organiser et superviser sa couverture médicale. Cette question lui paraît secondaire et il souhaite qu'on s'arrange en coulisses sans l'importuner. Ma première tâche consiste à organiser la structure hospitalière sur laquelle nous allons pouvoir nous appuyer. J'ai le choix entre le Val-de-Grâce et l'hôpital Cochin, les militaires ou l'Assistance publique. Pourquoi Cochin de préférence a tout autre hôpital parisien? Sans doute parce que le général de Gaulle s'y était fait opérer de la prostate en 1964, et qu'à cette occasion des locaux spéciaux avaient été aménagés pour le chef de l'État.

Je mène incognito, sur place, une enquête comparative d'où il ressort que le service de santé des armées possède toutes les qualités requises. D'abord l'expérience, puisque depuis les débuts de la V^{e} République le Val-de-Grâce suit tous les notables, du chef de l'État aux députés en passant par les ministres. Ensuite la connaissance des lieux, indispensable en cas d'urgence, pour les médecins-aspirants, détachés du service de santé des armées a l'Élysée, chargés de la couverture médicale quotidienne du Président. Le Val-de-Grâce possède une infrastructure solide et performante ainsi qu'une capacité d'intervention rapide. Enfin, je supposais que le goût du secret légendaire chez les militaires serait précieux en cas de problème.

Avec le général Laverdant, gastro-entérologue, chef de service à la clinique médicale du Val-de-Grâce, et le général Thomas, directeur du Val, nous établissons fin 1981 - début 1982 ce qu'on appelle dans notre jargon les procédures ou les plans d'urgence, selon l'emploi du temps du Président. Ce dispositif de secours, baptisé plan Vega, prévoit les hypothèses les plus variées en fonction du lieu où se trouve le chef de l'État : à Paris, dans la région parisienne, à Latche ; des circonstances : voyage officiel ou privé, court ou long, en France ou à l'étranger dans un pays où l'infrastructure médicale est moderne ou au contraire insuffisante. Pour chacun de ces cas, les autorités médicales, administratives et militaires sont désignées, et les moyens hospitaliers recensés. Le plan Vega établi en février 1982 a été réactualisé en 1991. Il a donc donné satisfaction pendant deux septennats. Dans son introduction il est dit qu'il a pour but de " mettre à disposition du président de la République tous les moyens nécessaires à assurer sa sécurité en cas d'incident ou d'accident ".

Plusieurs tests d'évaluation du dispositif ont été effectués à Paris et sa région ainsi qu'en province. Par exemple, nous avions envisagé l'hypothèse d'un accident de la circulation sur la route nationale 10, au lieu-dit La Lanterne à Versailles. " La victime, indique ce scénario catastrophe, a reçu un choc violent au niveau du thorax et de l'abdomen, et présente des difficultés respiratoires tout en étant conscient. Le pouls est rapide. "Minute par minute, les détails des secours sont ensuite énumérés sur la base du premier bilan clinique établi par le médecin du Samu. On y apprend qu'il a fallu onze minutes aux sapeurs-pompiers pour arriver sur place, douze minutes aux premiers secours médicaux, et que quarante-deux minutes après l'accident, la " victime " était hospitalisée.

Au moment où ces procédures sont mises au point, François Mitterrand est un homme de soixante-cinq ans, apparemment en parfaite santé. Aucune mesure particulière n'est prise. On entre simplement dans la routine propre à la protection médicale du chef de l'État. Le président a une hygiène de vie satisfaisante. Il mange et dort bien, boit peu, ne fume pas, joue encore au tennis et s'est remis au golf. Il a la silhouette alourdie d'un sexagénaire en forme. Ce qui n'empêche nullement les rumeurs les plus malveillantes de circuler fréquemment sur sa santé.

Ainsi, en 1974, j'ai entendu au cours d'un dîner l'un des convives affirmer d'un ton péremptoire, ne sachant pas que j'avais le futur président comme patient : " Mitterrand est gravement malade, il est condamné. Je le tiens de mon anesthésiste qui connaît son médecin personnel... " C'est une constante de notre société. Dès qu'un homme ou une femme accède a une certaine notoriété, à plus forte raison si c'est un homme politique qui dérange et qu'une élection approche, les rumeurs sur sa santé, ses moeurs, son passé, ou l'origine de sa fortune se multiplient et trouvent partout une attention complaisante et des relais zélés.

En 1977, à la veille d'élections législatives pour lesquelles la gauche était donnée favorite et François Mitterrand susceptible de se retrouver à Matignon, les rumeurs reprirent de plus belle. La principal intéressé préférait ironiser : " Laissons les médecins de Molière se livrer à leur diagnostic. Ces maladies sont d'autant plus mystérieuses que je n'en étais pas moi-même informé. Je peux éternuer quand passe un courant d'air sans qu'il faille qu'il soit mortel. J'ai l'impression, de la façon dont on m'ausculte, que cela dénote une certaine nostalgie. "

Deux mois après son élection, François Mitterrand reçoit Jean Lecanuet, dirigeant du CDS, ancien garde des Sceaux, et lui tient des propos insolites:- J'ai le pouvoir, j'ai les institutions, je suis ici pour sept ans.- C'est la durée normale du mandat, répond son interlocuteur qui ne sait pas où le Président veut en venir.- Normale, oui. Mais qu'est-ce qui peut mettre fin a un septennat? Un cataclysme mondial, un accident de santé. Oh, je sais, on glose sur ma santé!- Je ne suis pas au courant.- Comment, vous ne le savez pas? On raconte que j'ai une maladie, que j'ai un cancer. Des journaux l'ont écrit.- Je ne lis pas les mêmes journaux que vous, murmure Jean Lecanuet, abasourdi par cette franchise inattendue.

À la différence de ses prédécesseurs, le Président a pris l'engagement de publier un bulletin de santé semestriel. Valéry Giscard d'Estaing en avait fait la promesse en 1974, mais sans donner suite. François Mitterrand, fortement impressionné par la fin pitoyable de Georges Pompidou qui traumatise le pays, avait décidé de tabler sur la transparence médicale. Cette servitude nouvelle devait peser très lourd sur les événements à venir.

Des examens biologiques, cliniques, paracliniques, etc., furent réalisés dès son entrée en fonctions afin de rédiger le premier bulletin. En juin-juillet 1981, tout était parfait, il n'existait aucun signe d'appel d'une quelconque maladie, hormis peut-être - mais il est facile de le dire avec le recul du temps - quelques petits troubles communs à la plupart des hommes de plus de soixante ans.

Il n'est pas prévu que je l'accompagne dans ses voyages et je continue mon activité professionnelle, cabinet, clinique, hôpital - la vie ordinaire d'un médecin, d'un généraliste de quartier. Entre juin et octobre, j'ai dû être appelé une ou deux fois seulement rue de Bièvre, pour soigner une fatigue passagère ou un mal de gorge. Rien de plus.

Tout a commencé au retour du sommet de Cancún, fin octobre. Avant de partir pour son premier grand voyage à l'étranger, le Président se plaint d'avoir mal au dos et à la jambe. Il boite, ne se sent pas en forme et souffre. Je le place sous antalgique et sous anti-inflammatoire. Remèdes banals puisque les examens ne sont pas révélateurs. Inutile d'innover, même si le patient est président de la République.

Devant la persistance des douleurs à la cuisse et de cette boiteriegênante, sur lesquelles le médecin-colonel Dorne qui l'avait accompagnéau Mexique attire mon attention, nous décidons, les médecins duVal-de-Grâce et moi-même, de tenir une réunion a l'Élysée où nousexaminerons le Président. Pour la première fois, est avancéel'hypothèse d'une affection de la prostate. Le général Laverdantobserve qu'elle a un volume important. Le général Thomas remarque uneimpression de dureté. Ce dernier signe nous inquiète et nous décidonsd'effectuer une batterie d'examens. Ils se font dans le plus grandsecret le samedi 7 novembre 1981.

Une voiture sans escorte - ma vieille DS - a amené le Président au Val-de-Grâce où il a été admis discrètement, sans respecter des procédureshabituelles. Pour éviter les indiscrétions, il sera inscrit sous le nom d'Albert Blot, qui est celui du beau-frère du général Thomas, directeur du Val. On procède à une scintigraphie osseuse et à une urographie au moyen d'une injection d'iode, que le patient supporte mal. Il profite de l'attente nécessaire (deux heures environ) à la fixation du produit radioactif pour aller déjeuner rue de Bièvre avant de revenir a l'hôpital dans l'après-midi.

Toutes les précautions avaient été prises pour que son passage au Val-de-Grâce demeurât secret, mais ce fut pourtant un échec. Le fameux secret militaire qui devait s'ajouter au secret médical ne fut pas observé.La semaine suivante _Paris Match_ révèle, photographie a l'appui, l'hospitalisation mystérieuse du Président. Coup de tonnerre dans le Landerneau politique!

Avant même que l'hebdomadaire ne sorte, la Présidence de la République avait eu connaissance de la fuite. À deux reprises, le lundi 16 novembre, jour de bouclage, Pierre Bérégovoy avait téléphoné a la rédaction. Le secrétaire général de l'Élysée voulait savoir s'il était exact que _Paris Match_ s'apprêtait à parler de la santé du Président. Deux fois, la direction du journal lui fait répondre que c'est faux. Le montage su sujet " Mitterrand au Val-de-Grâce " avait été camouflé. À la place des quatre pages du scoop, Roger Thérond, directeur général de l'hebdomadaire, avait placé bien en vue un reportage sur Tino Rossi, afin d'égarer les curiosités... La substitution ne se fera qu'au moment d'envoyer les pages à l'imprimerie. Il faut éviter les bavardages qui risquent d'éventer le scoop avant la sortie du journal. Un hebdomadaire est tributaire de délais de fabrication qui pendant au moins trente-six heures le placent en situation de vulnérabilité extrême par rapport aux médias plus rapides que lui. D'autre part, il convient de ne pas alerter la " victime " su sujet caché, afin de ne pas lui laisser le temps de s'opposer à sa parution, notamment par voie de justice.

À l'époque, la presse ignore l'attitude que François Mitterrand adopterait en cas d'atteinte à sa vie privée ou de diffamation. Cette affaire allait précisément confirmer ce qu'il avait promis, à savoir qu'il ne poursuivrait jamais un organe de presse, quelle que soit la nature de l'ouvrage, et que les sujets concernant sa santé n'étaient pas tabous.

Les résultats des examens sont très vite connus. Ceux de la scintigraphie sont sévères. Le test spécifique du cancer de la prostate a fait péter les tubes! Les taux sont inouïs! Diagnostic: cancer disséminé.

Dès le lundi matin 9 novembre, le Président réclame les résultats. Je n'ose pas les sortir de ma poche. Je gagne du temps. Ce n'est pas facile d'avoir à dire certaines choses au chef de l'État, même si l'on veut ne leconsidérer que comme un homme ordinaire. Le jeudi 13 novembre, à 9 heures, il me reçoit dans son bureau à l'Élysée et je lui explique que les conclusions des examens ne sont pas bonnes. Je lui fais comprendre qu'il a un cancer, mais le mot n'est pas prononcé, non plus que celui de dissémination. L'entretien se déroule mieux que je ne le craignais. Il n'a pas posé de questions trop précises m'obligeant a des réponses brutales. Il ne comprend pas le rapport entre sa douleur à la cuisse et la prostate. Il ne semble pas inquiet. Lorsque je lui fais part du souhait des militaires de l'hospitaliser quelques jours, il s'insurge: " Pas question !"

les réunions au Val se succèdent et, au cours de l'une d'entre elles, les généraux Laverdant, Thomas et Dali (assistant de Laverdant) manifestent leur embarras et leur inquiétude. " Le Président nous traite un peu à lalégère, disent-ils. Ça ne peut plus durer. Il est absolument nécessaired'établir un document écrit, signé par nous tous, relatant ce que nous avons fait. " Le Président estimait en effet qu'on lui " cassait les pieds " avec ces examens qu'il ne prenait pas au sérieux.

" Qu'est-ce que décide le Président? me demandaient les généraux. - Rien, il dit seulement qu'il va réfléchir. " Ce qu'ils redoutaient, c'était d'encourir le reproche de l'avoir mal soigné.

La démarche est surprenante, insolite. Un document est rapidement rédigé, signé page par page comme un acte notarié. Il dégage la responsabilité des médecins militaires au cas ou le Président refuserait de se faire soigner par eux ou par d'autres. Dans le dernier paragraphe, il était notifié que le Président accepterait l'idée d'appeler un nouveau médecin. Je lui ai donc proposé une liste de plusieurs grands patrons en urologie et, aprèshésitation, il a arrêté son choix sur le professeur Adolphe Steg. " Je le connais. Je l'ai rencontré à un congrès de la communauté juive. " Je vais voir Steg à Cochin et, après lui avoir demandé la plus grande discrétion sur ma visite, je lui décris la situation, dossier en main.

Rendez-vous est pris un soir à l'Élysée. Nous sommes le 16 novembre 1981. Nous arrivons à 20 heures. François Mitterrand, en costume bleu, nous reçoit dans ses appartements privés. Nous allons dans la salle de bains. Steg l'examine, puis, pendant que le Président se rhabille, il fait une grimace et me confie à mi-voix : " Localement tout est normal. " Avant que j'aie le temps d'exprimer mon étonnement, il ajoute : " Mais il n'y a aucun doute, les localisations osseuses sont d'origine prostatique! "

Nous repassons tous les deux dans le salon. Que lui dire? Nous nous interrogeons. " La moyenne de survie, c'est trois ans, murmure Steg, sauf cas rarissimes. " J'ai les mains moites, la gorge nouée par une émotion grandissante. Blêmes, nous rejoignons le Président dans la salle de bains. Il est assis sur une chaise près de la porte qui mène a sa chambre, tassé sur lui-même. Nous sommes debout devant lui. Je dis : " Nous avons examiné ensemble votre dossier et M. Steg va vous donner ses conclusions. "

Steg prend le relais : " Voilà, mon devoir est de ne pas vous cacher lavérité ; vous avez un cancer de la prostate qui est diffusé dans vos os, et cette diffusion est importante. " Le Président murmure : " Je suis foutu. "Steg lui répond : " On ne peut pas dire ça, voyons, on ne peut jamais dire qu'on est foutu. Avec M. Gubler nous allons faire ce qu'il faut... " Le Président l'interrompt : " Arrêtez vos salades, je suis foutu. - Il est vrai que c'est sérieux, reprend Steg, mais nous allons commencer un traitement. Il faut nous laisser faire. Il est important que vous soyez d'accord avec ce que nous allons faire sinon... - Sinon, je suis foutu, vous ne me donnez pas le choix. "

La scène est extrêmement dure, pénible. Le visage du Président est devenu gris, il baisse la tête et ne dit plus rien. Ni Steg ni moi n'osons parler. François Mitterrand reste assis sans bouger. Les secondes passent. Je me tiens près de la fenêtre et d'un doigt j'entrebâille le rideau pour regarder les arbres du parc que je ne vois pas, car je suis envahi par un flux d'images : le Président est mort, il y a des funérailles nationales, de nouvelles élections... Le film se déroule. Et lui? J'aimerais tant savoir quelles pensées l'assaillent dans ce silence qui n'en finit pas.L'évocation du mot cancer que nous venons de lui jeter le conduit-il à ce constat cruel : je viens d'être élu et je vais mourir?

Enfin, toujours silencieux, il se lève de sa chaise. Nous retournons dans le salon où Steg lui explique ce qu'il envisage de faire. " Nous allons essayer quelque chose. C'est un traitement qui a déjà fait ses preuves ; il est à base de perfusions presque quotidiennes. Il faut commencer dès demain. " Sans rien dire François Mitterrand nous raccompagne jusqu'à l'escalier, remercie Steg, se tourne vers moi et me dit : " À demain. " Ce furent se seules paroles. Comme deux fantômes, nous descendons jusqu'à la cour Est où j'ai laissé ma voiture. Pendant quelques minutes, nous tournons en rond sur les pavés, dans l'obscurité. " C'est très mal parti, conclut Steg, surtout quand un cancer de la prostate commence par être métastase alors que localement il n'y a rien... Par contre, il faut qu'on arrive a enrayer tout ce qui se passe ailleurs, sinon il est perdu." Je lui repose la question qui m'obsède : " Combien de temps? - Si on ne parvient pas à enrayer, c'est quelques mois. De toute façon, me répète-t-il, la moyenne de survie est de trois ans."

 

Chapitre 2

 

" Que dois-je dire à Danièle? " La réponse du Président tombe comme un couperet : " Rien. - Qui dois-je avertir? Qui peut m'aider dans votre entourage familial? - Personne. " C'est du théâtre, de la tragédie. Je me retrouve terriblement seul. Je me demande si j'ai le droit de l'être. Prudemment, je fais part de mon doute à Marie-Claire Papegay. " S'il se passait quelque chose d'important, dois-je avertir Danièle? " La secrétaire du Président est formelle : " S'il ne veut pas, il ne faut surtout rien dire à personne."

Je suis pris au piège, plongé dans un mensonge dont je ne sortirai que quinze ans plus tard. Le règne du mensonge généralisé s'instaure. Les médecins mentent, puisque nous finissons par annoncer à notre malade que ses chances de survie sont de cinq ans, alors que le pronostic oscille entre trois ans au mieux et trois mois si l'organisme ne répond pas au traitement. Le malade a décidé lui aussi de mentir, d'abord a lui-même, ce qui est humain, ensuite aux autres puisqu'il m'annonce en décembre, au moment où je dois rédiger le deuxième bulletin de santé : " De toute façon on ne peut rien révéler. C'est un secret d'État. " Et il ajoute, pour que tout soit bien clair entre nous : " Vous êtes lié par ce secret."

Mon trouble, pourtant, ne dure pas, ce qui avec le recul pourra paraître étonnant. Toute mon énergie est accaparée par les soins. Il faut le sortir de là, combattre la maladie. J'ai le sentiment d'être le protecteur, celui dont il a besoin dans l'épreuve. Pas un instant je ne songe à me dérober. Pourtant j'endosse un rôle auquel je ne suis pas préparé, que je dois improviser avec méthode et sang-froid.

Peu à peu je me glisse dans la peau d'un personnage décontracté, un peu dilettante, indifférent et même goguenard devant les intrigues du palais et la courtisanerie élyséenne. Je joue l'imbécile, acceptant l'idée qu'on puisse ne pas me prendre au sérieux. Dans mon dos on chuchote. On me rapporte ce que déclare André Rousselet avec son humour féroce : " Qui aurait envie de se faire soigner par quelqu'un qui a la tête d'un cocher de fiacre londonien du XIX^{e} siècle? " Selon mes détracteurs, ma présence auprès de François Mitterrand doit plus à nos relations amicales qu'à mes qualités professionnelles. Qu'importe, je n'ai de comptes à rendre qu'à une personne, le Président, et je lui suis fidèle!

Je me découvre une capacité de secret peu commune pour ne rien révéler à ma femme et à mes enfants. Et des nerfs solides pour feindre l'ignorance devant les interrogations qui surgiront de toute part. J'adopterai souvent une attitude faite pour laisser penser que je ne suis pas réellement celui que l'on croit.

Un ami d'enfance, médecin et mitterrandiste, m'appelle au début de l'année 1982. " Une question me turlupine. Le Président a dit qu'il ne cacherait rien sur sa santé. S'il y avait quelque chose de grave, le dirais-tu? " Je lui ai répondu : " Evidemment. " Par chance cette conversation avait lieu au téléphone car, face à mon ami, les yeux dans les yeux, je n'aurais pas su si bien mentir. Une autre fois, Laurent Fabius, à l'époque Premier ministre, m'avait appelé en consultation chez lui et confié que, selon un cancérologue de ses amis, le Président avait un cancer. Il attendait mon avis, peut-être des confidences. Situation inconfortable. J'ai feintl'étonnement et vite changé de sujet.

Ce n'était pas le plus difficile. Le considérais comme un devoir ce rôle de composition peu gratifiant. Il était plus délicat de ne pas éveiller les soupçons par mon assiduité, apparemment injustifiée, auprès du Président ou par un comportement trop zélé. Si je laissais à l'une des secrétaires particulières un médicament qu'elle devait donner au Président à une heure précise et que celle-ci oubliât la consigne, je ne pouvais pas montrer ma colère. Soit elle n'aurait pas compris, soit elle se serait alarmée.

Onze ans plus tard, j'ai révélé ce secret à Hubert Védrine, secrétaire général de l'Élysée. Il s'est laissé tomber dans un fauteuil et s'est exclamé : " Ça alors, tu me bluffes! Que toi, tu aies pu tenir ce rôle si longtemps, chapeau!..." C'est le plus beau compliment que j'ai reçu en quatorze ans d'Elysée.

À ce niveau le mensonge a quelque chose d'écrasant. Il peut aussi revêtir des aspects cocasses. Ainsi, François Mitterrand a commencé par justifier ses douleurs et sa difficulté à marcher en avouant qu'il s'était blessé au tennis. Ensuite, l'un de ses conseillers a soufflé à l'oreille des journalistes que le golf était le vrai responsable de ses ennuis physiques. Si le Président ne l'avait pas révélé, précisait ce collaborateur dévoué, c'était à cause de l'image du golf dans l'opinion. Lorsqu'on est l'élu du " peuple de gauche ", on ne peut pas expliquer ce sport de classe... Il s'en était expliqué devant moi : " Le golf passe mal. Dans l'esprit des Français, il demeure le sport de l'élite. N'oublions pas, quand même, que je suis un président socialiste..."

La réalité médicale était plus prosaïque. Le professeur Steg et moi avions établi un protocole et mis en place les modalités du traitement, tout en sachant que le produit prescrit présentait des effets secondaires dangereux : 30 pour cent des malades traités de la sorte meurent, dans les deux premières années, d'accidents cardio-vasculaires. Il est donc indispensable d'associer à la thérapeutique hormonale des anticoagulants et de surveiller en permanence le patient pour qu'il ne fasse pas une hémorragie interne ou externe, voire une embolie. En outre, la présence de localisations osseuses multiplie les risques de fractures.

J'arrive chaque matin rue de Bièvre à 7h30. Le Président est encore couché. Le premier jour, il a retrouvé un peu de sa vivacité après le choc psychologique initial. Son sens de l'humour est presque revenu. Non sans quelque perversité, il s'amuse à laisser son labrador m'empêcher d'approcher. Le jeu consiste a m'obliger à l'immobilité jusqu'à ce qu'il fasse sortir le chien. Ce rituel agaçant durera tout le temps du traitement intraveineux, c'est-à-dire quotidiennement pendant quinze jours, puis tous les deux jours jusqu'au début du mois de février 1982. Dans ces moments-là, je pense plutôt à Danièle qui peut arriver d'un instant à l'autre et me demander ce que je suis en train de faire... Plus tard je lui dirai que je soignais un rhumatisme.

Je suis encore hanté par le doute. Et si les trois éminents professeurs qui ont donné leur avis s'étaient trompés? Et si les examens avaient été mal faits? Et si les résultats étaient erronés? N'est-on pas en train de se montrer le bourrichon?

Je décide donc de faire contrôler les examens réalisés au Val-de-Grâce par un laboratoire privé, sans dire que le sang prélevé est celui du Président. J'invente un nom : Carpentier, Xavier Carpentier, qui deviendra le nom de code adopté par Steg et moi pour parler au téléphone. La réponse arrive du laboratoire : pas de doute, le diagnostic est confirmé.

À aucun moment, le Président ne m'a aidé dans mon numéro de funambule médical. Il n'a même pas suggéré ni permis qu'on accorde nos déclarations. Face aux médias médicaux alertés par la révélation de _Paris Match_, il convenait pourtant de fournir des explications cohérentes. Les relations avec ses collaborateurs et la sécurité furent traitées avec la même indifférence. Puisque j'étais le seul à savoir ce qu'on devait faire en cas d'incident, le conflit d'autorité était aussi prévisible qu'inévitable. Il aurait été si simple de préciser aux aides de camp : " C'est Gubler qui décide s'il se passe quelque chose ", ou de rédiger une note en ce sens, ce qui m'aurait simplifié les choses. Il n'est pas sûr que la position de Jean Glavany, fils de militaire et attaché à l'institution, ne fût pasétrangère à ce refus de clarification. Il subodorait quelque chose mais restait méfiant avec ceux qui n'étaient ni politiques ni militaires.

En 1982, nous devions partir en hélicoptère pour Saint-Jean-d'Acre, en Israël. Je demande à monter dans l'appareil numéro un avec le Président. L'aide de camp, le colonel Philippe Mercier - l'un de ceux qui ne me prenaient pas au sérieux -, s'y oppose : " Vous serez dans le numéro deux, c'est un ordre! " J'insiste, je résiste, il persiste. J'ai envie de mettre ma main dans la figure du colonel et de lui dire : " Ici, c'est moi quidécide." Mais ce serait donner un signe, un éveil. Il est préférable de ruser. Finalement, je fais intervenir Pierre Bérégovoy pour obtenir satisfaction.

Ce camouflage de la réalité provoquera des situations comiques. Pendant un voyage à Alger, en décembre 1981, je me rendais chaque jour dans la chambre du Président à 5 heures du matin avec ma petite valise. J'accrochais la perfusion à un tableau pendu au mur, qui manquait à chaque mouvement de nous tomber sur la tête~ Le même mois, dans une chambre de l'ambassade de France à Londres, j'ai dû bricoler un système à partir d'un porte-manteau. Je ne pouvais tout de même pas enfoncer un clou dans le mur! Il y eut des scènes qui faisaient rire le Président, d'une part parce qu'il aimait me voir en butte aux difficultés, et d'autre part parce qu'il constatait que ce traitement avait des effets positifs. L'humour était revenu.

On saura peut-être un jour si les services secrets étrangers se sont intéressés à la santé de François Mitterrand, s'ils ont traqué les indices d'une maladie cachée. L'histoire contemporaine abonde en exemples d'espionnage sur le plan médical. Dans les dernières années de son règne, Leonid Brejnev a été sous la surveillance permanente de la CIA. Les gestes les plus ordinaires de la vie quotidienne peuvent, en effet, fournir deprécieuses informations.

Le leader soviétique, par coquetterie, avait l'habitude de se repeigner. Il suffisait de recueillir quelques cheveux laissés sur un peigne judicieusement placé dans les toilettes d'un bâtiment officiel visité par le dirigeant soviétique pour obtenir en laboratoire un bilan de santé, observer l'évolution de son mal et savoir comment il était soigné. Avec Georges Pompidou, en 1974, les Américains étaient arrivés à un diagnostic très précis en recueillant ses urines.

Nul doute qu'en 1981, l'élection d'un président socialiste ayant fait entrer des communistes dans le gouvernement inquiétait les Américains et intriguait les Soviétiques. La Maison-Blanche et le Kremlin avaient besoin de savoir si cet homme qui bouleversait le paysage politique était en place pour longtemps. C'est l'ABC du métier en matière de renseignement.

François Mitterrand n'était pas indifférent à l'espionnage auquel nousétions exposés dans certains pays. Un soir, à l'étape d'un voyage officiel en Europe de l'Est, tandis que nous étions seuls dans sa chambre, il m'a fait signe de me taire, un doigt sur la bouche, en désignant de la tête les plafonds et les murs, au moment où j'allais parler de sa santé. Ilprésumait que des oreilles indiscrètes nous écoutaient. Ce genre de situation l'amusait plutôt et, le sourire aux lèvres, il me raconte sontête-à-tête avec un cardinal dans un pays communiste. Il venait de déclarerau prélat : " Je pense que nous pouvons parler librement ", et celui-ci avait répondu : " Bien sûr, monsieur le Président ", tout en lui faisant de la main et de la tête des gestes négatifs...

Je ne savais donc pas si le KGB ou la CIA étaient à l'affût, mais tout ce qui était utilisé pour les soins su Président disparaissait - l'aiguille, les ampoules, les bouts d'ampoules cassées, le coton, le sparadrap. Aucun indice, aucune trace ne devaient traîner. Les débris étaient récupérés dans un chiffon que je gardais dans une mallette jusqu'à mon retour à Paris, où ils étaient brûlés. C'était ainsi quelle que fût la durée du voyage. Mes valises fermaient à l'aide de codes et il était évidemment interdit de les ouvrir. Si aux frontières d'un pays la police faisait mine de se montrer trop curieuse, la sécurité présidentielle était appelée en renfort.

En Union soviétique, il fallait être particulièrement vigilant. J'en étais arrivé à passer derrière le Président dans les toilettes pour tirer la chasse d'eau. Je surveillais peignes et brosses. On était en pleine paranoïa! Comme je me méfiais de ses réactions, pendant longtemps il n'a pas su ce que je lui administrais. Je lui avais dit : " Si quelqu'un vous interroge vous n'avez qu'à répondre : "Ce sont les drogues de Gubler, c'est pour mon rhumatisme." "

Ce psychodrame, car il s'agit bien de cela, a duré jusqu'en 1992. Mais il n'a pas toujours été d'intensité égale. Les premières années, j'avais peur en permanence des complications qui pouvaient survenir à chaque instant. Et elles sont parfois arrivées, au plus mauvais moment, lorsqu'on est loin, lorsqu'on est seul, c'est-à-dire en voyage officiel. En 1982, François Mitterrand a fait une phlébite, une embolie pulmonaire ; personne ne devait s'en apercevoir et, tant qu'à faire, même pas lui, pour ne pas l'inquiéter.

Cinq heures du matin, il appelle de sa chambre. Nous sommes a Hambourg, pour un Conseil européen. Douleur dans la poitrine quand il respire. " Ce n'est rien, dit-il. J'ai dû faire un faux mouvement. " Pas question de le contrarier. Héparine à forte dose. Dose fantastique mais sur un sujet à risque thrombogène, le danger est moindre d'en faire une sorte d'hémophile que de ne rien tenter. Mes maîtres me l'ont appris : " Une hémorragie, ça se soigne, une embolie, on en meurt. Alors, messieurs, n'hésitez pas! " L'embolie a été stoppée. Le Président a cru qu'il était victime d'une douleur rhumatismale à la clavicule.

Ces interventions nécessaires sont faciles à réaliser à l'hôpital, mais beaucoup moins en voyage, avec uniquement l'approximation clinique comme référence. Il fallait agir vite et bien, se montrer rassurant. Tâter les mollets une fois, deux fois, trois fois par jour, faire respirer, tousser, ausculter, garder le sourire. Toujours dans la solitude, car il n'était même pas possible de compter sur les médecins militaires détachés àl'Élysée puisqu'ils étaient dans l'ignorance de la situation.

Le général Laverdant avait pour mission de préparer, avec l'aide desmédecins-aspirants qu'il choisissait, les moyens médicaux nécessaires lors des déplacements présidentiels. Nos dialogues étaient à la fois secrets et très affinés au plan technique, de manière à s'assurer une aide efficace en cas de nécessité.

Quand nous partions loin et surtout dans des pays où l'infrastructure hospitalière était médiocre, le général me disait : " Je vous donne un chirurgien et un anesthésiste, mais, bien entendu, ils ne sont au courant de rien. "

J'emportais donc en sus de mon paquetage de réanimation habituel les antidotes nécessaires, et plus particulièrement du PPSB (une fraction précipitée de sang, un facteur de coagulant que l'on donne aux hémophiles) conservé au réfrigérateur et transporté dans un Thermos. Ma hantise était l'attentat. À la moindre blessure, le Président risquait de se vider de tout son sang. Il lui est arrivé souvent de saigner su nez. Pendant dix ans, il a avalé les pilules bleues et une pilule rouge. C'est tout. Il savait qu'il n'avait pas le droit de prendre un autre médicament sans me prévenir. Tel un artisan, il m'arrivait de rogner avec une lime à ongles les quarts de comprimé pour obtenir une dose compatible avec son rythme de vie et l'indispensable marge de sécurité. C'était de l'acrobatie.

" La médecine c'est moi, la politique c'est vous. Chacun son boulot. " Je lui disais cela brutalement. Il adhérait parce qu'il se rendait compte des progrès. Tous les trois mois, nous procédions à des examens sanguins. Joëlle Govin, une infirmière biologiste, venait le matin à l'Élysée faire le prélèvement et le jour même, vers 18 heures, on me communiquait lesrésultats par téléphone. Je voyais le Président dans la soirée, entre deux audiences ou deux cérémonies. Nos dialogues étaient brefs. " Alors? - C'est très bon. Le traitement est efficace. On continue. " Ce fut ainsi, pendant dix ans, de 1981 à 1991. Chaque fois, nous étions soulagés, nous avions un nouveau répit d'un trimestre. Notre espace d'espoir. Un jour, Jean Glavany qui avait deviné qu'il se passait quelque chose me prend à part et me demande : " C'est grave ou pas? - Ne me posez pas de questions, lui ai-je répondu, il finira son septennat, soyez tranquille. "

 

 

Chapitre 3

 

 

1982-1983 : années de tous les dangers pour François Mitterrand. Deux dévaluations du franc déjà. Les élections municipales perdues. Trente et une villes passées à droite. Des attentats. L'opposition s'impatiente. Jacques Chirac fait publiquement un pronostic : la gauche ne restera pas au pouvoir plus de deux ans. Il y aura des élections avant. Propos incroyables de la part d'un homme qui brique la présidence du pays alors qu'il n'y a pas d'échéance électorale en vue. Propos antidémocratiques révélateurs de l'agitation dans laquelle vit une partie de l'opposition, pour qui François Mitterrand est un usurpateur dont le pays doit se débarrasser au plus vite. Le ton monte, la gauche réplique. Louis Mermaz accuse le maire de Pairs d'employer " un ton de factieux et de créer un climat néopoujadiste ". Jean-Pierre Chevènement se dit incommodé par son " haleine fétide ".

Le 14 juillet 1982, le président de la République a été copieusement sifflé au bas des Champs-Élysées. Cette hostilité bruyante n'a pas paru spontanée à certains observateurs qui ont vu des petits groupes d'hommes organiser le chahut. Un ancien ministre gaulliste affirme : " Cela a été très loin, beaucoup plus loin qu'on ne l'a dit. Il y a eu des sifflets très forts,même dans la tribune des femmes d'officiers. Je le sais par la police. " Mais ce n'est pas tout ce que révèle ce gaulliste loin de la mouvance chiraquienne. Dans l'entourage de Chirac, " certains préparent un coup d'État ", affirme-t-il. Exagération? Affabulation? L'ancien ministre est catégorique : " Je le sais parce qu'ils me l'ont dit... et Mitterrand est au courant... "

À la même époque, Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur, avoue être" frappé de la haine de la droite ". " C'est affreux, dit-il, cela ressemble a l'extrême-droite d'avant guerre. " Edmonde Charles-Roux, sa femme, raconte qu'elle reçoit des lettres anonymes lui annonçant qu'elle sera bientôt veuve. Elle cite d'autres exemples de cette " guerre civile froide ". Un quotidien de Marseille publie des encarts publicitaires appelant les anciens paras " à descendre dans la rue ", Une journaliste anglaise du _Times_ lui a demandé s'il était exact que " les robinets des toilettes installées au Grand Trianon de Versailles pour le sommet des Sept sont en or massif ". À croire que pour certains milieux, Mitterrand était une sorte de Ceaucescu!

Quel climat! Quelle psychose! On l'a oublié. Ce n'est pourtant pas si lointain et les acteurs de cette mauvaise pièce sont encore là! La gauche fait alors le " complexe d'Allende ", par référence au président chilien renversé par un putsch militaire. En 1973, à la suite de mouvements sociaux soutenus par les " forces de l'argent " et par les Américains. Elle a des raisons de s'alarmer. En mai 1984, on entendra, lors d'une manifestation contre la loi Savary sur l'enseignement privé, des jeunes d'extrême droite scander : " Allende on t'a eu, Mitterrand on t'aura !"

Dans cette ambiance, les rumeurs sur la santé du Président vont bon train. Comme si ses plus durs adversaires voulaient trouver dans l'affaiblissement physique présumé du Président un complément à son déclin politique ainsi qu'une justification à leur acharnement à le voir partir.

Une anecdote restée jusqu'ici inconnue illustre l'état d'esprit qui régnait alors dans certaines sphères. En avril 1983, Jean-Louis Bianco reçoit un appel téléphonique de l'agence France-Presse qui l'informe de l'hallucinante proposition qu'on vient de lui faire. Les internes des hôpitaux de Paris sont en grève depuis le 22 mars. Le conflit, très dur, se prolongera six semaines. Des grévistes de l'hôpital Necker ont appelé l'AFP pour savoir si l'agence accepterait de publier le contenu " très intéressant du dossier médical de François Mitterrand qu'ils affirmentdétenir. Ce serait, croient-ils, un moyen de faire pression sur le pouvoir pour voir aboutir leur revendications... L'AFP, réservant sa réponse, demande à Bianco des éclaircissements. Le secrétaire général de l'Élysée n'en parle pas au Président mais m'alerte aussitôt.

Il ne comprend pas. Le Président est-il malade? Se fait-il soigner a l'hôpital Necker? Quels sont ces mystères? Que dois-je conseiller à l'AFP? Je le rassure. Je vais faire une enquête. Les internes de Necker ne peuvent pas posséder le dossier médical du Président. J'en suis le seul détenteur. Le professeur Steg et le général Laverdant ne gardent aucun document. Quant au laboratoire privé qui a procédé aux examens, il ne connaît que XavierCarpentier. La fuite éventuelle ne peut pas venir de là. Enfin, jecomprends la méprise que je m'empresse de communiquer à Bianco : le dossierde Necker concerne un autre Mitterrand!

Comme François Mitterrand le dit lui-même, " cette maladie est familiale ".Son frère Philippe en mourra, tout comme leur père avant lui. Le cancer de la prostate, banal, diagnostiqué tôt, localisé, est une tumeur à évolution lente. Bien traité, il donne des survies de longue durée et, très souvent, de véritables guérisons. Le cancer de François Mitterrand n'entre pas dans cette catégorie, mais, comme toujours en médecine, chaque malade est un cas particulier. Il a eu une chance inouïe. Les lignées malignes ont répondu chez lui d'une manière extraordinaire au traitement. Parler de miracle est exagéré, mais d'exception, oui. Sur le plan médical c'est un phénomène. Peu de médecins ou de chirurgiens ont dans leurs statistiques des exemples similaires, que ce soit les Américains ou les Européens.

Cette résistance phénoménale a permis à François Mitterrand de jouer, comme il aime le faire, avec les uns et les autres, non sans travestir la réalitélorsque cela servait ses desseins. Onze ans de luttes cachée contre le mal avant la première opération. Onze ans de cache-cache avec la mort. Cet oubli volontaire faussera toute appréciation et conduire plus tard, compte tenu de la médiatisation de son état de santé, à alarmer les nombreux malades atteints du même mal qui s'identifiaient à lui et se tournaient vers leur médecin : " Alors, et moi? Et mon PSA^{1}? Est-il comme le sien? La radiothérapie, ça sert à quoi? C'est palliatif ou curatif? "

1. Le PSA (Prostatic Specific Antigen) est un marqueur qui permet de mesurer l'évolution de la maladie dans le sang.

Une interprétation sans doute peu scientifique, mais qui a le mérite de fournir une explication logique est que la maladie obéit à deux génies différents, un local et un général. La thérapeutique suivie a permis d'éradiquer le génie diffusé qui représentait 99,9 pour cent des cellules anormales. Nous savions que tôt ou tard, le 0,1 pour cent se multiplierait localement, là où les cellules malignes devaient se trouver enfermées.

Au plan statistique, nous sommes donc en présence d'une situation hors norme. Sur la plan humain également, car l'homme va se révéler exceptionnel en face de ce destin. Lorsque je suis entré dans la famille en 1969, Danièle m'avait parlé des angoisses de son mari : " C'est un anxieux qui a des crises nocturnes, disait-elle, mais qui refuse de prendre le moindremédicament. C'est un têtu, vous verrez. "

Il a toujours eu des crises d'angoisse en avion, surtout lors de longs vols sans escale. C'est une des raisons qui lui firent préférer très vite les voyages en Concorde... Quand cela arrivait la nuit, ma technique était la suivante : on parlait, on bavardait de n'importe quoi, le plus longtemps possible, puis de guerre lasse je sortais de ma trousse un comprimé en lui disant : " Ou vous reprenez seul vos esprits ou vous avalez ce tranquillisant. " Si je voyais que l'équipage commençait à remarquer sa nervosité, je lui proposais une ampoule de Valium qui pouvait l'endormir en trente secondes.

La notion même de l'angoisse existe quelque part enfouie dans notre inconscient et la plupart d'entre nous acceptent de plus ou moins bon gré la présence de ce redoutable partenaire. François Mitterrand le niait. Toute manifestation physique dite pathologique devait, selon lui, relever d'une cause organique et non d'autre chose. Lui, si souvent irrationnel, ne supportait pas que l'émotion puisse perturber son équilibre. Pourtant, je le rassurais en lui expliquant que ce phénomène n'avait aucun effetréducteur sur ses capacités physiques ou intellectuelles, que le trac disparaît chez les acteurs dès qu'ils entrent en scène. Si son aide de camp lui avait apporté un message annonçant que les Soviétiques venaient de commettre un acte irréparable au moment où je l'aidais à surmonter une angoisse, celle-ci aurait aussitôt disparu et il aurait dit avec sang-froid : " Gubler, retournez à votre place. Colonel. allumez leslumières et apportez-moi du papier. "

Chaque fois qu'il avait un discours important à prononcer (entre 1981 et 1988, il a pris la parole en public plus de 1700 fois), je devais être présent pour remonter sa voix, qu'il avait peur de perdre. Ce n'était que la charge émotionnelle inconsciente, même s'il le niait, qui provoquait ce trouble minime. Je lui parlais d'une chute de tension. En réalité, et je ne lui ai jamais avoué, l'imprégnation thérapeutique n'était pas tout à fait étrangère à la modification de sa voix, même s'il ne risquait pas de devenir aphone. Son frère Robert, un jour, a tenu à ce qu'un éminent ORL soit appelé en consultation. Après examen, celui-ci m'a confiédiscrètement : " Ce n'est pas à la gorge que ça se passe, c'est là " - en me montrant la tête.

Il existait d'autres effets secondaires liés, bien sûr, au traitement.Par exemple, au niveau du thorax, l'augmentation des glandes mammairesdécelable et donc gênante. Ma vigilance à ce sujet ne devait rien àl'esthétisme. La réalité de la maladie présidentielle ne devait enaucun cas apparaître.

Essayer de lui faire admettre cette évidence équivalait à se heurter à un mur. En ce domaine, il voulait du rationnel. En revanche, c'est le plussérieusement du monde qu'il raconte l'histoire de la pilule bleue.

Nous revenions de Tokyo, où le Président avait assisté aux obsèques de l'empereur Hiro-Hito, dans de DC8 du Cotam. J'étais, comme à l'accoutumée, couché sur la petite banquette qui jouxtait sa chambre à coucher lorsque à 2 heures du matin il me réveille. " J'ai dû me lever, explique-t-il, et j'ai fait tomber mon pilulier. Le contenu s'est éparpillé. Je retrouve tout, sauf une pilule bleue. " Nous le cherchons partout dans la chambre, sous le lit, dans les rainures des portes. Pour faire diversion, je vais dans la coursive, vers le poste de pilotage car il ne souhaitait pas, à juste titre, que l'hôtesse militaire le voie à genoux en train de chercher par terre Dieu sait quoi.

L'ayant rassuré, puisque bien évidemment je disposais des réserves nécessaires, nous décidons de retourner nous coucher. Vers 7 heures du matin, nous nous retrouvons dans sa petite salle à manger pour prendre une tasse de thé avant d'atterrir. L'hôtesse apporte la théière, du pain grilléet une motte de beurre qu'elle pose a côté du Président. Nous bavardons et subitement François Mitterrand éclate de rire, tourne la motte vers moi et dit : " Regardez, voilà la bleue. " La pilule était fichée dans le beurre! À mon retour, je me mis à rire devant l'équipage étonné par ce réveil aussi joyeux.

L'irrationnalité de cet épisode lui paraissait indiscutable et à ses yeuxil ne pouvait exister de réponse logique. Que la pilule ait pu tomber la nuit dans les poils de sa robe de chambre lorsqu'il s'était penché et qu'elle se soit logée sur la motte de beurre était pour moi une explication plus simple à comprendre. Mais elle ne lui convenait pas. Le côtémystérieux de l'anecdote l'amusait, le faisait rêver et c'est ainsiqu'il avait l'habitude de la raconter à son entourage.

Durant son premier septennat, François Mitterrand a effectué 154 déplacements à l'étranger : 60 visites officielles dans 55 pays, 70 voyages d'une journée, 18 Conseils européens, 6 sommets. J'étais, chaque fois, à ses côtés. On se souvient que ce rôle devait revenir aux médecins militaires détachés du Val-de-Grâce.

Toute ma vie s'en trouve bouleversée. Je dois abandonner mes responsabilités dans la clinique où j'exerçais, ainsi que ma clientèle privée. Une telledécision signifie se retirer de la vie professionnelle, avec ce qui endécoule sur le plan matériel. Or la fonction de médecin traitant du chef de l'État n'est pas rémunérée. Il n'y a aucun contrat. On ne figure même pas dans l'organigramme de la Présidence de la République. Je recevais seulement, des mains du directeur de cabinet, une enveloppe mensuelle contenant une somme destinée à couvrir mes frais et les achats médicaux.

Comme la plupart des conseillers techniques ou chargés de mission del'Élysée sont payés par leur administration d'origine, je vais chercher un point de chute dans le Fonction publique. En 1983, René Teulade, président de la Fédération nationale de la Mutualité française, m'intègre à son cabinet, où je travaille notamment sur le dossier des soins palliatifs et sur l'aide aux mourants. En 1986, Georgina Dufoix, ministre de la Santé, me nomme inspecteur général des Affaires sociales. Quatre ans plus tard, Claude Évin me place à la tête de l'influente Commission nationale de le nomenclature, organisme régulateur des actes médicaux et paramédicaux. Je serai reconduit dans cette fonction, en 1994, par Simone Veil.

François Mitterrand était loin d'être ravi de cette situation. Il n'a jamais beaucoup aimé l'administration. Il parlait de mon activité de fonctionnaire avec un sourire ironique sinon avec dédain. Il ignorait que je pouvais reprendre des forces au ministère des Affaires sociales, loin du tumulte élyséen. Pour lui, il allait de soi que je ne devais pas y faire grand-chose. Combien de fois m'a-t-il posé la question : " Alors que faites-vous?... Ah, bon. C'est intéressant... "

De toute façon il n'était pas question de lui parler de mes activités, surtout si pour des raisons politiques ou personnelles son humeur était agressive. Il valait mieux engager la conversation en s'efforçant de raconter des anecdotes croustillantes sur quelques femmes de son entourage.

Comme je suis plutôt secret par nature, ma vie personnelle n'a pas été vraiment transformée. En revanche, cette situation a radicalement modifié ma vie familiale. J'ai dû apprendre à vivre en permanence avec la peur. Je me souviens d'un jour où j'étais dans ma voiture lorsque mon eurosignal s'alluma sur les quatre numéros enregistrés : domicile, cabinet, clinique, Élysée. On me cherchait partout où je pouvais être joint. Cela n'était jamais arrivé. Je m'arrête à une cabine téléphonique et j'appelle laPrésidence qui me passe Jacques Attali. " Ah, Claude, je suis content de vous entendre. Ma femme aimerait avoir un rendez-vous avec le Dr X... " Je me revois en sueur dans la cabine, jurant contre Attali qui évidemment ne pouvait pas savoir l'angoisse que j'éprouvais.

Je ne compte pas le nombre de fois où le Président ordonnait à sa secrétaire : " Appelez Gubler ; je veux le voir tout de suite. " Dans ces moments-là, je paniquais. J'arrivais ventre à terre pour m'entendre dire :" J'aimerais que vous alliez voir une amie qui ne se sent pas bien. " Il sortait de la poche un petit papier plié en quatre et me donnait les coordonnées de la personne en question. Selon l'importance du personnage et son degré d'intimité avec le Président, l'entretien se terminait immanquablement par un : " Tenez-moi au courant ", prononcé d'un ton comminatoire, ou par un : " Salut ", lancé d'un ton neutre ; enfin par une tape sur l'épaule avec un sourire complice.

En quatorze années, j'ai reçu maints appels de cette nature. C'était soit pour des amis, ou des amies, soit pour Mazarine que j'étais censé ne pas connaître, soit pour sa mère chez qui il m'envoyait souvent. Si je m'étais écrié, lors d'un de ses appels prétendument urgents : " Vous imaginez-vous dans quelle angoisse votre appel m'a plongé! J'ai cru qu'il vous était arrivé quelque chose ", il m'aurait répondu d'un ton sarcastique : " De quoi parlez-vous? Je ne comprends pas ; je n'ai rien. "

Cette inconscience s'est manifestée en 1992, lorsqu'il fallut l'opérer. Quand je lui ai rappelé la nature exacte de son mal, il a sursauté. Il semblait tellement étonné qu'il me l'a fait répéter. Au fil des ans, ils'était persuadé qu'il était guéri, qu'il était redevenu normal. C'est d'ailleurs ce que Steg lui laissait entendre, insistant sur la banalité d'une telle opération à son âge. Pourtant, l'homme était un angoissé chronique.

Les faits me font croire qu'il avait alors réellement occulté sa maladie. De 1981 à 1990, la symptomatologie locale s'était développée lentement, comme chez n'importe quel homme de son âge. Il devait se lever deux ou trois fois la nuit. Tous les prostatiques connaissant cette contrainte, cancer ou pas. Les examens réguliers de Steg le confortaient dans l'idée que la maladieévoluait, mais sans présenter de risques supplémentaires. D'ailleurs, les tests biologiques se révélaient normaux, tout au moins ceux qui permettaient d'apprécier l'état de dissémination et d'évolution. C'est en 1992 que l'opération deviendra inévitable.

Le débat télévisé sur Maastricht, le 3 septembre 1992 à la Sorbonne, face à Philippe Séguin et à un échantillon de Français, s'est déroulé dans des conditions inouïes. Nous étions dans un état de tension incroyable. Il fallait qu'il tienne le coup, coûte que coûte. J'étais opposé à cette prestation en raison de la symptomatologie devenue effrayante. À cette époque, il se plaignait d'avoir une dizaine de dérangements nocturnes! Comment pourrait-il rester trois heures en direct à l'antenne?

J'étais allé visiter les lieux, inspecter les " commodités ". J'avais insisté pour qu'il y eût au moins une pause publicitaire alors queprécédemment ses conseillers en image exigeaient que ses passages a latélévision ne soient pas interrompus. Tout s'est bien passé, car l'homme a été extraordinaire. L'action pousse l'être humain, surtout les hommes de pouvoir, à se surpasser.

Pourtant, à ce moment-là, il pensait encore qu'on pouvait utiliser d'autres moyens que la chirurgie. C'est le côté paysan qui se méfie des médecins, et de la médecine. Au moment d'être opéré, il m'a dit : " C'est très bien, vous allez pouvoir faire passer le message, révéler que j'ai quelque chose à la prostate. Comme ça, la vérité se saura. " Mais quand je lui ai apporté le compte rendu de l'opération qui allait me servir à rédiger un communiqué précisant qu'il avait un adénocarcinome, il est devenu blême, il a bondi :" Ce n'est pas possible! " Steg, qui était présent, n'en croyait pas ses oreilles. François Mitterrand était prêt à révéler qu'il avait eu un cancer à la condition d'ajouter qu'il était guéri. Dans son esprit, l'opération n'était pas une étape de la maladie, mais la fin de celle-ci. D'où la stupeur en entendant mes explications.

Après la deuxième opération, son comportement n'a plus été le même. Désormais il était confronté a la mort, alors qu'avant il n'en avait pas conscience. Il ne souhaitait plus qu'on lui explique. Il ne dirait plus jamais : " Je ne veux pas finir comme un légume. " Le jour où l'on a la mort en face, on se tait. C'est l'une des raisons pour lesquelles jem'étais plus à ses côtés à la fin de sa vie. C'est classique, c'est humain, cela fait partie du jeu. Quand on s'appelle François Mitterrand, on ne peut plus regarder en face celui à qui l'on a tout dit, qui a tout vu, tout retenu, un puits dans lequel se trouve tout ce qu'on a jeté. Je respecte cela.

 

 

Chapitre 4

 

 

Il y a bien longtemps que François Mitterrand a changé, et sa maladie n'est pas la seule cause de cette transformation qui affecte son caractère et ses relations avec son entourage. Arrivé à ce niveau de pouvoir et quelle que soit leur solidité mentale, tous les hommes d'État subissent une pression telle qu'il leur est difficile de rester eux-mêmes. Hormis le général de Gaulle qui était déjà un monument historique lorsqu'il est entré à l'Élysée, les prédécesseurs de François Mitterrand ont subi eux aussi le poids de la fonction. Comment rester simple lorsque l'on est en permanence l'objet de tous les regards et que les caméras enregistrent le moindre de vos gestes? Si l'on n'est pas un comédien professionnel comme Ronald Reagan. la mission est quasiment impossible.

Les autres changent, eux aussi. Les intimes se demandent s'ils peuvent encore tutoyer le nouvel élu, les familiers n'osent plus s'approcher, les collaborateurs forment autour de lui une cour approbatrice. Roger Hanin, attentif au gestuel comme tout comédien, remarque que " plus personne ne le touche ".

Michel Jobert, qui a fait partie du premier gouvernement socialiste après avoir été le principal collaborateur de Georges Pompidou, observe le Président avec un oeil particulièrement acéré. " Le personnage est devenu extravagant par sa froideur, l'extraordinaire distance qu'il met entre lui et son interlocuteur ; l'impassibilité du masque qu'il s'est mis sur le visage, une pause permanente, ses silences glacials ou, au contraire, ses monologues qui n'ont rien à voir avec le sujet abordé, sa façon qu'il a de ne jamais répondre aux questions, de fuir, de parler d'autre chose. Àl'évidence, il s'est créé un autre personnage. "

Il s'est installé dans la gravité, se plaçant au-delà des problèmes qui assaillent le pays, imperméable à tout. Au début de son premier septennat, François Mitterrand reçoit les conseils de Claude Marti, qui avait façonné l'image de Michel Rocard. Ce spécialiste en relations publiques s'étais fixé un objectif : " le faire sortir du Panthéon où il était symboliquement entré le jour de sa prise de fonctions ". En d'autres termes, cesser d'être rigidifié par le rôle et, comme le dira plus Valéry Giscard d'Estaing, qui l'aurait souhaité pour lui-même, " provoquer une communication affective ". Il y parviendra, d'abord en 1988, au moment de sa réélection, et surtout en 1994, lorsque les Français seront touchés par son courage face à la maladie. Il ne sera jamais aussi populaire qu'au moment de son départ.

Au quotidien, à partir de 1983, son comportement a évolué vers larécrimination permanente, l'agacement teinté de dénigrement. Les effets de son traitement ne sont pas totalement étrangers à la transformation de son caractère. Il s'est mis à se plaindre de tout et de tout le monde. À l'entendre, la table de l'Élysée est la plus mauvaise de Paris. En avion, que ce soit dans le DC8 du Glam, l'Airbus ou le Concorde, il trouve toujours à redire sur ce qu'on lui sert. Sa critique est tellement outrancière qu'un jour Bernard Attali, P-DG d'Air France, responsable du service à bord des vols présidentiels, se permit de lui faire observer avec le sourire qu'il était vraiment trop sévère - en clair, qu'il exagérait.

Il avait l'habitude de se plaindre de ses collaborateurs, de sonsecrétariat, des ministres, tous ou presque des " incapables ", des" imbéciles ". Rares étaient ceux qu'il épargnait. En outre, il ne se privait pas de critiquer sévèrement ses conseillers devant des tiers,étrangers à la maison, et horriblement gênés d'être présents.

J'étais tellement intégré à son paysage que le Président ne s'apercevaitmême plus de ma présence. J'était devenu si transparent qu'il parlait devant moi sans retenue. Les exemples de ses colères froides ne manquent pas. De toute les situations pénibles dont je fus le témoin, il en est une qui m'a laissé un plus triste souvenir que les autres, et qui mérite d'être racontée.

Gilbert Mitterrand, qui devait s'absenter quelques jours, avait confié à son père la garde de son labrador Sixtine. Or le Président partait lui aussi en voyage officiel à l'étranger. L'animal avait donc été laissé aux soins du personnel de l'Élysée. À peine s'était-il envolé que le chef del'État recevait un télex l'informant que Sixtine s'était échapéee et avait disparu. Lorsque nous sommes rentrés à Paris, je suis allé, comme d'habitude, saluer le Président sur le perron de l'Élysée pour lui demander s'il avait encore besoin de moi. C'est alors que j'ai assisté à une scène incroyable. Hubert Védrine, venu au devant du chef de l'État, a reçu une volée de bois vert d'une violence inouïe : " Cette maison n'est pas tenue. Elle est remplie d'incapables. Il est inadmissible que cette chienne n'ait pas été surveillée... " Il n'en finissait plus.

Le pauvre Hubert Védrine bredouillait quelques explications : l'animals'était enfui par la porte de la rue de l'Élysée, souvent ouverte pour le passage des voitures, comment aurait-on pu l'empêcher? En vain : François Mitterrand était déchaîné. Ce n'était pas les affaires du pays quipréoccupaient le Président après une absence de quelques jours, mais le sort du chien de son fils!

Évidemment, la garde républicaine du Palais a été aussitôt mobilisée. Des patrouilles ont été envoyées dans les rues avoisinantes, la police a été alertée, des avis de recherche ont été publiés. Deux mois plus tard, Sixtine a été retrouvée. C'est une brave dame qui l'a ramenée. Mais pendant plusieurs semaines, l'Élysée a vécu une espèce d'obsession collective qui n'épargnait personne. Je me suis vu un matin sortir de ma voiture sous une pluie battante pour aller vérifier si un labrador qui traînait dans les jardins des Tuileries n'était pas Sixtine!

S'agissant de son caractère, il y avait heureusement de épisodes plusréjouissants. À l'étape d'un voyage lointain, le Président m'avait appelé un soir pour me montrer quelque chose. Il s'agissait des oreillers qui garnissaient son lit. " Regardez-les, touchez-les, ne sont-ils pas parfaits? C'est exactement ce que je cherche depuis longtemps. " Il avait l'air d'un enfant émerveillé par un cadeau inattendu. Il voulait que j'en prenne les dimensions, que je me renseigne sur leur fabrication afin de faire exécuter les mêmes à Paris. Finalement, pour simplifier le problème, j'ai volé un oreiller que j'ai glissé dans les bagages présidentiels. Le modèle a été confié à la lingerie de l'Élysée qui en a fait reproduire plusieurs exemplaires sans lesquels, depuis, François Mitterrand ne sedéplaçait plus.

Dans le même registre à la résidence de l'ambassadeur de France, à Bonn, le Président était tombé en extase devant un fauteuil. Il le trouvait parfaitement adapté à sa morphologie, confortable, élégant. Bref, il fallait noter ses dimensions pour en faire une copie. Cette fois, je ne pouvais tout de même pas voler un fauteuil! Alors, j'ai eu recours à la photographie. De retour à Paris, il ne m'en a plus reparlé et, comme je me suis bien gardé d'évoquer le sujet, les photos du meuble sont restées au fond d'un tiroir.

Il y a dans les contes et légendes de notre enfance une histoire qui illustre la complexité et l'ambiguïté de mes rapports avec le Président. Râ, dieu du soleil, est tombé amoureux d'une humaine de grande beauté. Au cours de la nuit qu'ils passent ensemble, Râ lui révèle son véritable nom. Au matin il lui ordonne " Sauve-toi vite et ne reviens plus jamais, car je t'ai dit qui j'étais et je ne te le pardonnerai pas..." François Mitterrand n'est pas le dieu Râ, mais je savais tellement de choses de lui qu'à la fin il ne pouvait plus me regarder. " Je ne peux pas, pensait-il, être à la merci de quelqu'un d'autre, ce n'est pas possible. C'est moi qui dois rester maître de la situation. " C'est d'un orgueil fou, mais c'est ainsi.

Jusqu'au bout, il aura cette attitude de l'homme qui dirige, qui manipule, qui séduit. Et chaque fois que son pouvoir de séduction avait été trop loin, s'était exercé sur des gens trop lucides, ceux-ci étaient rejetés. Comme Râ, il leur en avait trop dit, il était à découvert, il s'était livré. Pour rester à ses côtés et tenir la distance, il ne fallait paspénétrer les secrets de l'homme, connaître sa vraie nature. J'ai pu tenir aussi longtemps parce que je ne lui ai jamais laissé penser que j'avais de l'emprise sur lui. Jamais.

Chaque fois que j'étais le témoins d'une conversation où il évoquait des problèmes de santé, en laissant assez d'indices à son interlocuteur pour suggérer qu'il pouvait s'agir de lui, je devenais une vitre transparente. Je n'ai jamais voulu entrer dans une relation affective avec lui, car elle aurait été forcément destructrice. Je n'ai jamais manifesté d'affection particulière, sauf en de très rares moments, par exemple lorsqu'il me prenait la maint parce qu'il souffrait trop. Il me faisait souvent le reproche, d'ailleurs, de ce manque de chaleur : " Vous êtes un colérique, un rigide, disait-il. Un protestant, un pasteur luthérien. " Mais il pouvait compter sur moi, il le savait. Je ne lui ai jamais rien demandé pendant quatorze ans. Il ne m'a jamais fait un cadeau, sauf, une fois, le 31 décembre 1988. Il m'a fait venir dans sa bibliothèque de l'Élysée pour m'offrir un _Don Quichotte de la Manche_, dans une édition rare accompagnée de gravures.

Chaque fois qu'il voyait son ami Franceschi qui se mourait d'un cancer du pancréas, il revenait bouleversé : " Je ne veux pas finir ainsi avec des tuyaux, des machins, des trucs... Promettez-moi de me l'épargner. " Jerépondais : " Je le ferai si cela doit arriver un jour ", tout en sachant que la parole est une chose et que vivre une telle situation en est une autre.

Dans ma vie professionnelle, c'est une demande qui m'a été faite maintes fois. Pour une femme seulement, j'ai accompli le geste demandé. Nous étionsliés par un pacte qui fut respecté en raison de circonstances exceptionnelles. Il ne s'agit pas ici de polémiquer sur ce que l'on doit faire ou ne pas faire, ce qui est bon ou ne l'est pas, c'est-à-dire refuser ou donner à un malade le moyen de se supprimer. Aujourd'hui, où la maîtrise de la douleur a fait d'énormes progrès, on confond trop souvent le devoir d'abréger les souffrances et le fait d'abréger la vie.

François Mitterrand fait donc partie de ceux qui m'ont demandé de les aider à mourir s'ils se trouvaient dans cette situation. Mais si, d'un côté, tout le monde refuse la souffrance et la déchéance, de l'autre, tout le monde veut continuer à vivre. Même chez les êtres les plus lucides, les plus forts mentalement, au fur et à mesure que l'heure approche, on voit se nuancer la revendication d'une mort digne.

Ce que l'on croyait être une vérité à un moment de sa vie, ne l'est plus face à la maladie. François Mitterrand a suivi le même chemin. Si, en 1981, on lui avait appris qu'on se livrerait à un tel acte sur lui, il aurait hurlé que jamais il ne l'autoriserait. Pourtant, depuis, il l'a accepté. Peu d'hommes lucides savent refuser une proposition palliative qui leur permet de vivre correctement.

François Mitterrand a souvent été raillé à propos de son attirance pour les cimetières. Les visites qu'il a effectuées dans ces lieux de recueillement et de souvenirs sont en effet innombrables. Le 21 mai 1981 au Panthéon, sonpremier geste de Président avait été d'aller fleurir la tombe d'illustres Français (Jean Moulin, Jean Jaurès, Victor Schoelcher) ayant servi la liberté. Le même jour, il avait demandé à Jacques Attali d'accomplir lemême geste sur la tombe de Léon Blum à Jouy-en-Josas. La veille, le nouveau président s'était rendu au cimetière de Montparnasse où son ami Georges Dayan est enterré. Les voyages en province seront très souvent l'occasion d'honorer ses morts.

Le chef de l'État assiste à de nombreux enterrements et se rend fréquemment au chevet d'amis mourants, à leur domicile ou à l'hôpital. Il n'y a pas de hiérarchie dans sa compassion. Il rend aussi bien visite à un ancien ministre qu'au propriétaire dit " Vieux Morvan ", de Château-Chinon, ou à un camarade de stalag comme Bernard Finifter auprès de qui il a passé, pendant l'hiver 1981, de nombreuses heures et à qui il a posé mille questions. L'un se mourait, l'autre avait peur. L'histoire du général Olivier est révélatrice de cet intérêt singulier pour ce qui touche aux derniers moments d'une existence.

Cet officier dirigeait le golf de Villacoublay où le Président allait souvent jouer. C'était un homme simple, dont le franc-parler avait plu à François Mitterrand. Il ne s'était pas gêné pour lui dire. par exemple, que la nomination d'Edith Cresson à Matignon, " n'était pas ce qu'il avait fait de mieux ". En 1991, le général Olivier est atteint d'un cancer qui rapidement le diminue. Le chef de l'État va le voir au Val-de-Grâce, veille à ce qu'il soit au plus vite decoré de la Légion d'honneur, qu'il lui remet personnellement. Malgré son emploi du temps, ses voyages, son propre combat contre la maladie, il accompagnera jusqu'au bout, jusqu'au cimetière, ce soldat qui ne lui était rien, sinon un éphémère compagnon de détente.

Un tel comportement a toujours intrigué son entourage. Son vieil ami Maurice Faure témoigne que le thème de la mort a toujours figuré dans leurs conversations. Anne Lauvergeon, secrétaire générale adjointe de l'Élysée, essayait avec sa fraîcheur juvénile d'écourter les soliloques du vieux monsieur qui arrive au bout du chemin et qui se pose de graves questions. La connaissance prépare-t-elle mieux à la mort? Meurt-on différemment selon qu'on est puissant ou misérable? Où trouve-t-on le courage de bien mourir? On pense au _Dialogue des carmélites_ et à cette novice qui donne l'exemple sur l'échafaud tandis que la mère supérieure crie son angoisse. La mort efface les hiérarchies. Ce n'est pas un hasard si Jean Guitton,écrivain et philosophe français de quatre-vingt-quatorze ans, a reçu la visite du Président. Il venait lui parler de l'au-delà et lui demander son opinion de croyant. " Le Président se demande maintenant si les croyants arrivent plus sereins face à la mort ", écrit Marie de Hennezel, psychologue dans une unité de soins palliatifs, dans un livre récent (_La Mort intime_, aux éditions Robert Laffont). " Y a-t-il un lien entre la foi et la sérénité? "

François Mitterrand a préfacé ce livre. " Nous vivons dans un monde que la question effraie et qui s'en détourne, écrit-il. Des civilisations, avant nous, regardaient la mort en face. Elles dessinaient pour la communauté et pour chacun le chemin du passage. Elles donnaient à l'achèvement de la destinée sa richesse et son sens. Jamais, peut-être, le rapport à la mort n'a été si pauvre qu'en ces temps de sécheresse spirituelle où les hommes, pressés d'exister, paraissent éluder le mystère. " Et le Président pose la question qui le taraude : " Comment mourir ? "

 

Chapitre 5

 

François Mitterrand a donc toujours aimé aller au chevet des mourants. Sa démarche résulte d'une recherche intellectuelle, il est passionné, au sens noble, par la mort, l'au-delà, le passage. Toutes choses qu'il ne comprendpas. C'est un homme qui veut tout savoir, tout expliquer, atteindre l'universel par la connaissance. Or, ce problème le dépasse. Voit-on la mort arriver? Se produit-il " quelque chose " ? Un déclic? Est-on lucide jusqu'au bout ou bien la nature nous protège-t-elle en permettant qu'on passe de l'autre côté sans s'en apercevoir? En dehors de sa sollicitude pour ses amis, il veut comprendre, ce qui ne signifie pas qu'il a du goût pour le morbide. Curieusement, le paysan en lui s'efface au profit d'une sensibilité extrême lorsqu'il aborde ces problèmes.

Il n'est pas le seul à chercher une voie qui nous permette de gagner l'au-delà. Un célèbre professeur de médecine est semblable. Il avait rendu visite à l'écrivain et cinéaste kurde Ylmaz Gunney, un protégé de Danièle Mitterrand, qui se mourait d'un cancer à l'hôpital international de la Cité universitaire. Il lui avait dit : " Vous savez ce que vous avez, n'est-ce pas? Un homme de votre qualité devrait écrire ce qui se passe dans sa tête maintenant, au moment de mourir... " L'infirmière avait interrompu le professeur et s'était mise à pleurer. Tout le monde s'est affolé car le malade ne savait pas qu'il était condamné. Le travail d'accompagnement du mourant venait d'être flanqué à terre...

François Mitterrand a la même démarche. À cette différence que l'un pense, en tant que médecin, avoir une connaissance suffisante de l'être humain pour oser poser crûment certaines questions et que l'autre, en tant qu'humaniste, prendra plutôt des chemins détournés pour essayer de comprendre sans agresser l'individu. Tout est clair-obscur avec François Mitterrand. C'est un homme policé, pugnace, mais ni brutal ni encore moins violent. La véhémence s'exprime chez lui par le ton incisif, par la tournure de la phrase plutôt que par le choix des mots. L'une des rares fois où il en utilisa de cinglants, ce fut à Nevers lorsqu'il a déclaré, dans son oraison funèbre à Pierre Bérégovoy, que celui-ci avait été " livréaux chiens ", bien que certains pensent qu'il a ignoré la détresse morale de cet homme, plus proche du serviteur que de l'ami. Il en va de même pour François de Grossouvre.

Le 7 avril 1994 vers 19 heures, François Durand de Grossouvre, soixante-seize ans, se tire une balle dans la tête, à son bureau de l'Élysée. Les portes capitonnées ayant empêché que la détonation soit entendue, son corps n'est découvert qu'une heure plus tard. Le médecin militaire Claude Kalfon fait le constat du décès. Il y a du sang jusqu'au plafond. Le Président qui dîne dans ses appartements privés est informé immédiatement par le directeur du cabinet. C'est la première fois dans l'histoire de la République qu'un collaborateur du chef de l'État se donne la mort dans le palais présidentiel.

Émotion, consternation, interrogation. Ne faut-il pas transporter le corps dans un autre lieu? La question est posée dans la panique qui s'empare de certains esprits. La réponse est évidente : il y a trop de témoins pour que le secret d'une telle opération puisse être gardé. En outre, cette mise en scène, si elle venait à être découverte, pourrait faire naître des soupçons sur les conditions qui ont entouré la fin dramatique de l'ami du Président. Donc, le corps restera là et on assumera.

François de Grossouvre était un proche du Président depuis 1959. Hommeétrange, ce médecin n'avait jamais exercé parce qu'il était riche. Auprès de François Mitterrand, il avait toujours tenu un rôle ambigu. Conseiller pour les affaires de la police et de services spéciaux, émissaire dans les pays arabes, officiel ou officieux, on n'a jamais su. Il se complaisait dans le secret. Il était devenu une sorte de " ministre de la vie privée " comme l'a écrit le _Sunday Times_ de Londres. Il était le fournisseur d'alibis, le protecteur des amours cachées.

Il occupait un appartement de fonction 11, quai Branly, dans un immeubleréservé aux conseillers de la Présidence de la République. Sa voisine du dessus était Anne Pingeot, la mère de Mazarine, installée là par la volonté du Président. Officiellement, l'appartement de celle-ci avait été attribué à Laurence Soudet, chargée de mission à l'Élysée et amie du chef de l'État.Mais elle n'en avait pas l'usage puisqu'elle a son propre appartement à Neuilly. Tout le monde avait fermé les yeux sur ce tour de passe-passe demeuré inconnu du public. François de Grossouvre possédait une propriété à Lusigny, dans l'Allier, où la " deuxième famille " du Président venait parfois passer des week-ends et des vacances.

Lorsqu'il s'est suicidé, l'énigmatique Grossouvre - au physique inquiétant à la Landru - n'exerçait plus aucune fonction à l'Élysée. Il était encore président du Comité des chasses présidentielles, une charge honorifique à laquelle il donnait une importance démesurée (et que Jacques Chirac a supprimée depuis). Il avait cependant conservé toutes les attributions de son rang antérieur : bureau, secrétaire, voiture, appartement, garde du corps. François Mitterrand ne saque jamais ceux qui l'ont déçu ou dont il n'a plus besoin. Il laisse les victimes de sa disgrâce dans l'attente d'une explication qui ne viendra jamais, il les isole dans leur désoeuvrement. Certains ne le supportent pas. François de Grossouvre était de ceux-là.

Il était malheureux de se voir rejeté par le Président. Il faisait antichambre, pendant des heures parfois, lui qui au début du premier septennat avait été l'un des rares à pouvoir entrer dans le bureau du chef de l'État à n'importe quelle heure, sans prévenir, après avoir frappé deux coups discrets à la porte. Cette vie où il faisait semblant d'être encore utile à celui qu'il avait tant admiré lui était sans doute devenue insupportable. Il se répandait en propos venimeux contre un entourage corrompu, avec une préférence, dans le choix de ses interlocuteurs, pour les journalistes qui haïssaient le Président. Physiquement il ne tournait plus en rond, il le confessait. C'était un naufrage et François Mitterrand avait détourné le regard.

Le suicide de François de Grossouvre fut pour lui un énorme choc. Cette mort donnée près de lui, dans un mot d'adieu, a été perçue comme une provocation. Pendant longtemps, il a cherché une explication logique, rationnelle, médicale, à cet acte, une explication si lumineuse, siévidente que toute intervention de sa part, si minime fût-elle, eût été inutile. Il m'a questionné sur les conséquences de la démence sénile ou de la maladie d'Alzheimer, ou sur l'importance chez l'homme de la baisse brutale de la sexualité. Il profitait quelquefois de la présence du docteur Kalfon pour confronter nos opinions sur ce sujet en nous rappelant les derniers propos de François de Grossouvre. " Alors, concluait-il, vous ne pensez pas qu'il présentait tous les symptômes? "

Il lui fallait absolument une réponse invoquant une stricte pathologie physiologique. François Mitterrand ne voulait pas parler des problèmes de solitude, d'éloignement, dont souffrait Grossouvre. Il n'osait peut-être pas, et pourtant Kalfon et moi-même sentions bien qu'il y pensait

Il ne comprenait pas que l'un de ceux à qui il avait retiré affection etintérêt en arrive à se suicider. Si, à cette époque, Claude Kalfon avait su ce qui l'attendait - on le verra plus tard - peut-être aurait-il répondu autrement aux interrogations d'un président dont l'irrésistible séduction continuait à faire ses ravages.

Un jour où le chef de l'État était d'humeur plutôt triste et où il s'apitoyait sir son sort, je lui ai dit : " Tant qu'on a envie de séduire, c'est qu'on a envie de vivre. Or vous avez terriblement envie de séduire. Naturellement, je ne parle pas de séduction auprès des femmes, mais dudésir de charmer l'autre, tous les autres. Ce plaisir ne vous a pas abandonné. " Il a laissé passer quelques secondes de silence et il a simplement répondu : " Je crois que vous avez raison... oui, bien sûr. " Et notre promenade a continué plus paisible. Chacun d'entre nous tisse une toile dans laquelle sont retenues des proies plus ou moins consentantes. Lorsqu'on est un grand séducteur et que l'on détient un pouvoir presque absolu, la toile devient immense, trop chargée, et on finit par éloigner, pour sa propre sauvegarde, ceux qui deviennent trop lourds ou trop encombrants.

François Mitterrand n'aime pas être mis dans une situation qu'il ne contrôle pas. C'est un homme toujours sur ses gardes. Je l'ai vu, alors qu'il était assoupi, être réveillé en sursaut et faire un geste du bras comme pour se protéger d'une agression, en l'occurrence imaginaire. Ce trait de caractère explique peut-être l'existence de cette garde prétorienne qui l'entoure pour interdire l'accès de sa porte. Par contraste, Jacques Chirac avec sa vitalité extraordinaire et son sens des autres fait mieux apparaître les habitudes de mandarin qu'avait prises son prédécesseur, dressant autour de sa personne plusieurs écrans de protection, exigeant en même temps qu'il soit le plus discret possible pour ne pas révéler cette faiblesse.

À Kyoto, nous avions visité ensemble la maison du shogun dont une particularité avait fasciné le Président. C'était le parquet des rossignols. Tout autour de l'appartement central, celui du maître, le plancher en bois est composé de petites lamelles mobiles qui actionnent, si on les effleure, des soufflets produisant des sifflements d'oiseaux, Même un chat ne peut marcher sur ce parquet sans déclencher cette subtile alarme. Comment se protéger sans recourir à la force? Pour François Mitterrand c'était un émerveillement! Il était subjugué par la subtilité des artistes créateurs de ce chef-d'oeuvre. Ce qui est invisible aux yeux de tous et seulement connu d'un seul, voilà le vrai pouvoir!

 

Chapitre 6

 

À partir de 1983, cette drôle de vie a trouvé sa vitesse de croisière. La maladie du chef de l'État semble jugulée. Jusqu'en 1991, elle ne donne aucun signe d'activité. Localement il n'y a pas de développement, pas d'effets secondaires du traitement. Le professeur Steg voit son patient deux fois par an. Notre vigilance ne se relâche pas. Le Président se sent bien. Il se déplace beaucoup. La routine élyséenne. Nous vivons des épisodes dramatiques ou. plus rarement, joyeux.

En 1982 au Niger, pendant la visite d'un parc zoologique, François Mitterrand, accablé par la chaleur, a un malaise. Un verre d'eau avec un comprimé de Coramine-glucose et tout rentre dans l'ordre. Sauf pour les journalistes qui couvrent le voyage et à qui j'explique ce qui s'est passé. L'envoyé spécial de l'agence Reuter met en doute la bénignité de l'incident, ce que lui reproche un représentant de l'agence France-Presse. Il faudra presque séparer l'Anglais et de Français, sur le point d'en venir aux mains. L'incident est révélateur du climat de suspicion qui régnait déjà autour de la santé du Président. En l'occurrence, le malaise de Niamey n'avait rien à voir avec le mal dont il souffrait en secret.

Au cours d'une visite officielle en Suisse, en mars 1983, le président de la Confédération helvétique nous offre à tous un bouvier bernois. Il se trouve que nous venions de perdre notre chien et qu'il l'avait appris. À la Pentecôte, je vais chercher les deux bêtes à Berne, avant de rejoindre Cluny pour la fameuse ascension de la Roche de Solutré. Lequel choisir? Danièle tranche: le premier qui descendra de ma voiture sera pour les Mitterrand. Il s'appellera Upsilon, le mien Larix. Ils mourront sept ans plus tard de la même maladie.

Bogota, 1985. Françoise Sagan, invitée personnelle du Président dans ce voyage en Amérique du Sud, est retrouvée dans le coma (abus de médicaments, plus altitude, plus fatigue). Simultanément, un membre de l'équipage de l'avion présidentiel, un mécanicien d'Air France, est poignardé dans une rue chaude de la ville. L'écrivain est hospitalisée et mise en réanimation en attendant d'être rapatriée en France. On découvre que, contrairement aux accompagnateurs officiels, les invités du chef de l'État de sont pas assurés. On a le choix entre faire venir un avion d'une société spécialisée pour évacuer Françoise Sagan ou appeler le Mystère 50 médicalisé en " stand by " à Villacoublay ; cette dernière solution sera retenue parce que la moins coûteuse. Quant au mécanicien blessé dont l'état était moins grave, il reviendra à Paris dans l'avion de presse.

Les déplacements présidentiels provoquent parfois des situations d'une rare drôlerie en même temps qu'elles révèlent des moeurs d'un autre âge. Par exemple au Bangladesh, en février 1990. À notre arrivée à Dacca, j'avais décliné l'invitation au déjeuner officiel, préférant prendre mon repas rapidement et seul. J'étais descendu aux cuisines du palais où nous logions et j'étais en train de manger debout devant les fourneaux quand un officier bengali entre, demandant où est la personne chargée de surveiller les plats servis au président français. Me voyant une assiette à la main et avisant le badge au revers de ma veste, il demande : " Vous êtes le goûteur? " Amusé par la méprise et ne voulant pas entrer dans de longues explications, je réponds affirmativement. L'officier est parti rassuré. C'est ainsi qu'au Bangladesh, on est persuadé que François Mitterrand, craignant d'être empoisonné, ne mangeait qu'après son médecin...

En 1987 un drame frappe la famille Mitterrand. Le 21 juillet, Gilbert et ses deux filles, Pascale - neuf ans - et Justine - six ans -, sont blessés dans un accident sur une petite route de Catalogne, près de Gérone. La conductrice espagnole de la voiture qui a percuté celle de Gilbert a été tuée sur le coup. Le fils du Président et sa petite fille Pascale souffrent de fractures multiples et de lésions diverses, mais leur vie n'est pas en danger. En revanche, Justine est dans un état grave : traumatisme crânien avec fracture de la base du crâne. C'est Marie-Claire Papegay qui informe les grands-parents, en vacances à Latche. Le Président me demande de partir immédiatement pour Gérone et met à ma disposition un avion qui attend, réacteurs en marche, sur la piste de Villacoublay. J'embarque avec un chirurgien et un anesthésiste que je suis passé prendre en catastrophe à la Pitié-Salpêtrière.

À l'hôpital Alvarez de Castro de Gérone, François et Danièle Mitterrand venus avec le Mystère 50 présidentiel nous rejoignent. Justine avait été opérée dans d'excellentes conditions. Le Président, au pied du lit de la fillette dont la tête est enturbannée, est effondré. Il est sûr qu'elle va mourir. Il a lui-même échappé deux fois à la mort dans des accidents de voiture. En 1966 entre Jarnac et La Rochelle, et en 1976, à Paris, en sortant de la Maison de la Radio après un " À armes égales " qui l'avait opposé à Jean-Pierre Fourcade.

Il fallait prendre une décision : laisser Justine en Espagne avec la crainte que son état se dégrade, peut-être jusqu'à la mort ; ou rapatrier l'enfant en prenant le risque qu'elle meure pendant le voyage. Quoi qu'on fasse, j'aurais eu tort s'il arrivait un malheur. En fin d'après-midi, j'ai décidé de ramener tout le monde à Paris dans deux avions, avec réanimation complète et équipes spécialisées. François Mitterrand ne fera aucun commentaire. Pour lui, c'était normal, je n'avais pas le droit de me tromper. Mais cette fois, j'avais été le décideur. J'avais pris sa place, les rôles étaient inversés.

Danièle et la fidèle Christine Gouze-Raynal resteront dix jours à la Pitié-Salpêtrière au chevet de Justine, qui est sauvée, tandis que le Président s'installera avec le reste de la famille au château de Rambouillet. Danièle s'absentera une seule fois pour passer à son bureau de l'Élysée, où son secrétariat prépare l'envoi d'une tonne de médicaments, de vivres et de couvertures aux sinistrés des inondations au Chili.

Après avoir récupéré d'un sévère coup de fatigue physique et nerveuse, Danièle reprend son activité à la tête de sa fondation France-libertés. Elle y dépense une énergie incroyable, bousculant les habitudes du milieu caritatif, provoquant des incidents diplomatiques qui placent son maris dans l'embarras. Elle met à profit l'étendue de ses relations pour obtenir des appuis, des crédits ou plus simplement la mobilisation, l'enrôlement d'amis influents ou bien placés. J'ai été l'un d'eux. J'ai commencé avec la bibliothèque de la Faculté de médecine de Phnom Penh qu'elle voulait reconstituer pour satisfaire une demande des Cambodgiens. Nous avons démarché les éditeurs français pour collecter les ouvrages médicaux de base, anciens ou récents. Des tonnes de livres ont été envoyées par camion au Cambodge via la Thaïlande. Il y a eu ensuite le cas des enfants argentins disparus ou dispersés, que leur famille recherchait. L'identification par la consanguinité constituait un moyen moderne mais coûteux. La banque de données génotypiques du Centre national de transfusion sanguine a fourni le matériel qui a été expédié en Argentine.

Puis ce furent l'aide technologique apportée à la réadaptation des handicapés chinois, après la visite en France du fils de Deng Xiao-ping, lui-même paraplégique, l'envoie de matériel aux Sahraouis, la prise en charge d'enfants devant être greffés, venus d'Afrique du Sud, d'Amérique du Sud ou des pays de l'Est.

Chaque fois, on devait se battre pour convaincre les donateurs privés ou publics, trouver les crédits, ce qui impliquait des acrobaties budgétaires. Le ministère des Affaires sociales a été souvent mis à contribution, mais moins que ne le souhaitait Danièle dont je devais modérer les exigences. Parce qu'elle était la femme du Président de la République, elle avait tendance à croire que pratiquement tout lui était dû. J'ai été contraint, plusieurs fois, de lui rappeler qu'en France aussi il y a des malheureux et que l'utilisation des crédits de l'État pour sa fondation avait des limites.

Si la protection rapprochée du chef de l'État avait été réorganisée, il n'en était pas de même pour sa couverture médicale qui comportait encore de nombreuses lacunes. Entre deux voyages, j'avais entrepris d'y remédier en améliorant le plan Vega. J'en profitais pour recenser les moyens que nos services de santé pouvaient mettre à la disposition des personnalités étrangères résidant ou de passage en France, malades ou accidentés. Pour le Quai d'Orsay, jusqu'alors, il n'y avait qu'une seule adresse : l'Hôpital américain. C'est dans les combles du ministère des Affaires étrangères que je m'étais installé pour travailler à ce projet. La cohabitation m'en chassera en 1986.

Le changement de majorité fait entrer de nouvelles têtes dans le champ d'action du Président. Pour son médecin, c'est une situation délicate. Je n'évolue plus dans le milieu par définition amical et complice. Les deux camps sont aux aguets. Les entourages se découvrent et s'épient. Dans mon domaine, le calme règne mais seulement en apparence. Ceux qui sont maintenant aux commandes sont parfois les mêmes qui suscitaient et colportaient depuis des années des rumeurs malveillantes. L'intérêt qu'on me porte n'est pas toujours innocent. Le secret d'État que je partage avec mon patient n'a jamais eu autant besoin d'être protégé.

Le rôle de composition que je joue depuis cinq ans doit être affiné. Il faut que j'apparaisse encore plus naïf pour ne pas éveiller le moindre soupçon. Ma présence ne doit pas intriguer ceux qui n'y sont pas habitués. J'entretiens de bons rapports avec le nouvelle équipe au pouvoir dont certains membres, comme le chaleureux Denis Baudouin, porte-parole du Premier ministre, m'apprécient. Je suis politiquement neutre, tout le monde s'en aperçoit, et vite banalisé.

Sur le plan de la santé du Président, ma surveillance exige encore plus d'attention. Il ne doit rien arriver, pas le plus petit saignement de nez. Je redoute que François Mitterrand lui-même laisse filer quelques informations. C'est un provocateur. Il le ferait par jeu. Devant quelqu'un évoquant sa santé, il pourrait dire : " De quoi vous plaignez-vous? Regardez-moi, si vous saviez !" Je ne le lâchais plus, et il s'amusait à mes dépens. Il me présentait aux nouveaux ministres en insinuant qu'il ne savait pas très bien ce que je faisais là, et que de toute façon il ne se sentait pas concerné. " N'hésitez pas à faire appel à lui ", leur suggérait-il.

Heureusement, son état était alors plutôt satisfaisant. Mon objectif se résumait à cette prière : " Mon Dieu, pourvu qu'il n'arrive rien maintenant qu'il puisse finir son septennat !" Il aurait gagné son pari sur la maladie ; il partirait à la retraite, les ennuis à venir seraient gérés calmement.

Les examens sont bons et rassurants, mais il n'en demeure pas moins que certains symptômes s'amplifient. De plus, on n'est jamais sûr de la sincérité du Président. S'il veut m'inquiéter - ce qui lui arrive -, il exagère les troubles, les gênes. Je suis contraint de vérifier auprès de la sécurité s'il s'est levé souvent pendant la nuit, s'il s'est plaint, s'il a bu ou mangé.

Comme il va plutôt bien, il a moins besoin de mes services et il ne facilite pas les rencontres en tête à tête au cours desquelles je peux parler librement. Les problèmes politiques liés à la cohabitation le préoccupent. " Les Conseils des ministres sont intellectuellement épuisants, avoue-t-il. Je dois être sur le qui-vive." On suppose qu'il ne se représentera pas. Il confie souvent qu'il aimerait se consacrer un peu plus à ses enfants et petits-enfants.

L'accident de Justine l'a conduit à une réflexion philosophique sur la vie et la mort. Mais elle ne l'a pas amené à examiner son propre cas. Il n'a pas fait le parallèle avec sa propre fin. François Mitterrand s'est toujours ressourcé dans les difficultés. Les événements survenus depuis deux ans - cohabitation, Gérone - avaient fouetté son énergie, mais il restait muet sur son éventuelle candidature en 1988.

Il avait très peu de chances d'aller au terme d'un deuxième septennat. À force de lire tout ce qui se publiait dans le monde et de bavarder avec le professeur Steg qui me soutenait avec une énergie sans faille, j'étais presque devenu un spécialiste du cancer de la prostate. L'hypothèse de sa réélection ne pouvait que m'inquiéter. Il m'était difficile de rester objectif. La retraite du Président était synonyme de retour à la paix, alors que continuer c'était l'enfer. S'il m'avait demandé mon avis, je lui aurais conseillé de s'arrêter. Certes il constituait un cas unique, hors norme, mais il allait vers l'inconnu. Steg estimait qu'avoir survécu jusqu'en 1988 était déjà prodigieux. Si le Président lui avait demandé son diagnostic, il lui aurait répondu que médicalement il ne pouvait rien prédire mais que le risque était grand. Nous pensions tous les deux : " Pourvu qu'il ne se représente pas !"

On doit croire sans doute encore aujourd'hui qu'avant de demander aux Français de lui renouveler leur confiance, et pour savoir si oui ou non il était capable de diriger le pays pour une nouvelle période de sept ans, François Mitterrand a consulté ceux qui le soignaient. N'importe quel dirigeant d'entreprise dont dépend l'avenir économique de centaines ou de milliers de salariés le ferait s'il était appelé à prolonger à un tel âge ses responsabilités pour une aussi longue durée. Or il ne l'a pas fait. Il ne m'a jamais rien demandé. Il n'a pas interrogé Steg. Il a persévéré dans le mensonge à l'abri de ses bulletins de santé semestriels. Ce rendez-vous majeur avec le pays lui offrait pourtant l'occasion de révéler le secret si bien gardé, de repartir sur des bases claires, de respecter enfin la transparence médicale qu'il avait voulue et qui avait été tellement malmenée jusqu'ici.

Il ne l'a pas fait peut-être parce qu'il puisait réconfort et espoir dans la courbe de mortalité des cancers de la prostate que lui avait montrée Steg. Il y apparaît qu'au moins 50 pour cent des malades survivent après quatre ou cinq ans. Ensuite, la mortalité redevient celle de tout le monde. Le plus souvent on meurt d'autre chose. En 1988, il se croyait protégé par les statistiques. Or c'était illusoire car ces évaluations n'avaient jamais correspondu à son cas, dont la moyenne de survie est de trois ans. Ni Steg ni moi ne les avions portées à sa connaissance et nous ne l'aurions pas fait pour aucun malade : " Primum non nocere (D'abord ne pas nuire) ", c'est notre devise. À partir de 1985, il se considérait donc comme guéri et il s'amusait à demander à Steg : " Combien vous en reste-t-il, dans vos statistiques ?"

Quand il a été candidat à la présidence de la République pour la première fois, en 1965, François Mitterrand avait déclaré en parlant du général de Gaulle : " Un homme de soixante-quinze ans n'est pas en mesure d'assumer les responsabilités qu'il réclame. " Il n'avait lui-même que quarante-neuf ans. En 1988, quand il décide, après une longue hésitation, de se représenter, il est à son tour l'objet de critiques sur son âge (soixante et onze ans). Il ne s'en émeut pas. " Je sais que je suis en mesure de la faire parce que j'ai sans doute hérité de ma famille une bonne santé. " Dans un livre entretien de 1980 (_Ici et maintenant_, avec Guy Claisse), il était déjà questionné à ce propos et il répondait brutalement : " On ne sait ce que vaut un homme qu'à la fin. "

 

Chapitre 7

 

François Mitterrand s voulu faire croire que la publication régulière de bulletins de santé, à l'imitation des méthodes américaines, avait une vertu politique. Il entendait démontrer qu'il était transparent sur le plan de la santé comme sur celui de son patrimoine, ce que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs. On avait dit alors, y compris dans certains milieux médicaux où on ne l'aimait pas : " Bravo, c'est courageux. " Or ce système ne rime à rien. C'est une tromperie, une fausse bonne idée démentie avec une rapidité qu'on n'aurait jamais pu imaginer. Cette systémisation voulue par le Président s'est retournée contre lui, il l'a reconnu devant moi : " Quelle erreur !" Mais il s'en est servi, la preuve est éclatante. Je n'ai été qu'un pion qu'on manipule. La médecine avait été prise au piège.

Qu'est-ce que la transparence? Est-ce ouvrir tous les dossiers, permettant à chacun de vérifier l'exactitude des faits? Dans le domaine de la santé, c'est un leurre. La médecine n'est pas une science exacte, la survie de François Mitterrand le démontre. Ces fameux bulletins ont permis à la presse de se déchaîner ou de se calmer au gré des besoins d'une politique plus ou moins partisane. Les interrogations posées par certains n'étaient pas toujours dépourvues de justesse, comme s'ils percevaient confusément que quelque chose leur échappait. Mais si la totalité des documents médicaux (même ceux de décembre 1981) qui permettaient l'élaboration des communiqués semestriels avait été remis aux commentateurs, il n'auraient pas pu en déduire grand-chose de plus : la clef d'accès leur manquait, elle était dissimulée dans les seuls résultats d'examens qui n'avaient jamais été publiés, ceux de novembre 1981, lesquels avaient révélé le cancer métastasé. Un mois plus tard, les signes apparents de la maladie avaient disparu, l'organisme du patient ayant merveilleusement réagi.

Le bulletin de décembre 1981 n'était donc ni mensonger ni trafiqué, mais incomplet. En jouant sur les mots, on pourrait argumenter, puisque le rendez-vous avec l'opinion sur le plan médical était semestriel, que nous n'étions pas tenus d'évoquer ce qui pouvait survenir entre deux publications. Si le Président l'avait voulu, la découverte du mal aurait dû évidemment figurer dans le communiqué de la fin de l'année et, à partir de 1982, chaque bulletin aurait dû commencer ainsi : les résultats su traitement suivi par François Mitterrand pour son cancer de la prostate sont satisfaisants, etc.

À la lumière de cette expérience, il semble, compte tenu - spécificité latine - de notre souci de protection vis-à-vis de la vie privée et de notre éthique, qu'il serait beaucoup plus simple et convenable que le président de la République parle de sa santé par exemple lorsqu'il reçoit la presse le jour de la cérémonie des voeux. S'il a quelque chose à dire dans l'intervalle, un communiqué pourrait être publié, signé par lui, avec une éventuelle référence aux médecins consultés ou aux examens effectués.

Il est clair que la médecine a été dévoyée de son rôle au profit de l'intérêt politique. Que le Président soit de droite ou de gauche n'a rien à voir, c'est l'évidence. Ce qui est arrivé durant l'été 1990 confirmera cette déviance, ce phagocytage de la médecine par le pouvoir politique.

À la mi-juin, je vois le Président pour préparer le rituel bulletin. À mon grand étonnement, il suggère de dévoiler une partie de la vérité. " Voyez ça ", m'ordonne-t-il, c'est sa façon d'aborder les problèmes, c'est-à-dire le contraire de la clarté. Il souffle l'idée. À son interlocuteur de décrypter ce qu'il a en tête.

Je reviens le voir quelques jours plus tard pour lui demander des précisions et il m'annonce ceci : " Il se peut qu'au mois d'août je décide de partir. Dans cette hypothèse, il faut que vous prépariez le terrain à propos de ma santé. Si je me retire, nous diront tout mais seulement à ce moment-là. Je vous téléphonerai. "

Les bras m'en tombent! Je suis évidemment perplexe sur le sens de ce communiqué et le rôle que l'on veut me faire jouer. Je rédige deux ou trois brouillons que je déchire et finalement je propose au Président un texte dans lequel j'insiste sur un état de santé clinique et sur quelques examens biologiques, histoire d'attirer l'attention des médias.

En clair, ce communiqué laisse entendre que le Président est très fatigué pour une cause encore indéterminée, qu'il a besoin de repos et qu'on va procéder à des examens. Cette nouveauté ne devrait pas manquer d'alerter l'opinion et de créer une interrogation qui recevrait sa réponse en août, avec soit la révélation du cancer et sa conséquence, la démission ; soit tout est normal et il ne s'est agi que d'une fausse alerte.

" Ainsi les choses seront plus claires. m'avait-il dit. La transparence sera respectée. On ne pourra pas m'accuser de cacher quelque chose. " J'ai donc son feu vert. Je remets le communiqué au porte-parole de l'Élysée, Hubert Védrine, qui, après l'avoir lu, se précipite chez Jean-Louis Bianco, secrétaire général de la Présidence, lequel appelle Michel Charasse pour qu'il vienne les rejoindre. Ils sont affolés : " Ce n'est pas possible de publier cela. C'est une bombe !" Je m'explique : " Le Président me l'a demandé, je l'ai fait. Toutes vos objections, ce n'est pas avec moi qu'il faut en discuter, mais avec lui. "

Ce n'est pas la seule fois où je connaîtrai ce genre de situation. François Mitterrand accepte de ne dire qu'un partie de la vérité sans véritablement mentir. Il me demande d'écrire des choses exactes, mais au moment qui l'arrange et non lors des faits. Ensuite, on s'aperçoit qu'on le contrarie en ayant cru bien le servir. Il n'a jamais admis que je puisse accorder une interview après sa première opération, alors que son service de presse me l'avait demandé et qu'Hubert Védrine insistait : " Il faut le faire même s'il s'y oppose. " Il a protesté quand je suis allé, en avril 1992, participer à l'émission de Patrick Sabatier ( " Tous à la une "), à la demande pourtant de ses collaborateurs. " Vous auriez dû me demander l'autorisation. C'est à moi de décider si votre participation est opportune."

Finalement, Bianco, Védrine et Charasse bloquent le bulletin de santé qui ne sera jamais publié dans les termes convenus. Charasse semble le plus au courant de la situation : " Je sais pourquoi il fait tout cela, me dit-il, énigmatique. Je vais essayer de rattraper le coup. " Et il ajoute avec ce langage fleuri qu'on lui connaît : " C'est une merde! Une merde épouvantable! "

Le Président me relance. Il est mécontent. Je suis bien obligé de lui avouer que ses conseillers ne veulent absolument pas que ce communiqué sorte. Il hurle : " C'est moi qui commande! "

Devant le flottement général, je prends l'initiative de supprimer un passage gênant dans le texte agréé par le Président. La situation est ridicule, mais c'est ainsi. Je laisse toutefois figurer le passage concernant la vitesse de sédimentation accélérée et la présence d'hypoglycémie. Il faut bien que ce bulletin ne ressemble pas tout à fait aux autres.

Du coup, j'ignore comment je vais pouvoir rebondir. J'étais prisonnier d'une contradiction : dire à la fois la vérité - il a un cancer synonyme de mort - et son contraire, puisque à ce moment-là, juin 1990, il se portait bien. J'allais lancer un mot dont la charge émotionnelle est fantastique alors que rien dans son état ne justifiait qu'il démissionne. Sur le moment, les Français auraient sans doute réagi favorablement : " Voilà un homme de courage et de caractère. Il est atteint d'un cancer, il s'en va, c'est bien !" Plus tard, ils auraient découvert que sa santé n'avait rien à voir avec son départ.

Le bulletin, amputé de la phrase sur l'attente d'examens supplémentaires, est publié le 28 juillet 1990, avec un mois de retard, et passe presque inaperçu, sauf de quelques journalistes spécialisés. En 1992, ses termes seront évoqués par le Président lui-même, au cours d'un entretien télévisé, pour démontrer que deux ans auparavant les médecins avaient repéré quelque chose d'anormal. Une nouvelle fois, il avait laissé passer l'occasion de dire toute la vérité.

Je pars en vacances, chez moi, à Cuges-les-Pins, dans le Midi, en redoutant l'appel téléphonique qui m'ordonnerait de tout lâcher. Rien ne se produit, sauf que la crise du Golfe a envahi l'actualité et que le chef de l'État ne quitte plus le devant de la scène. Michel Charasse, auquel j'avais demandé des nouvelles, me rassure : " J'ai tout arrangé. Tout va bien. Aucune inquiétude. "

Que s'était-il passé? Jamais personne ne me l'a expliqué. Je n'avais que des suppositions. Je n'ai jamais voulu être indiscret. Des propos de Charasse, j'ai cru comprendre que ces velléités de démission avaient pour origine des raisons personnelles. Au fond, ce qu'il m'avait demandé, c'était un faux arrêt de travail.

Il y avait chez François Mitterrand une disposition plus affirmée que chez d'autres à adapter les moyens aux fins. La décence eût voulu que je sache pourquoi on m'avait ainsi manoeuvré. Était-ce la raison d'État ou des raisons privées de François Mitterrand qui le motivaient?

Étant donné les propos que j'entendais au secrétariat particulier ou de la bouche de Charasse, la première explication qui me vint à l'esprit fut les suites de l'affaire Péchiney. " Ça se resserre ", disaient-ils d'un air inquiet. Roger-Patrice Pelat, soupçonné de délit d'initié, n'avait-il pas fait profiter l'entourage du Président de ses informations ou de ses transactions? François Mitterrand ne serait-il pas contraint de répondre aux questions du juge d'instruction? Ce serait l'escalade, le scandale, dévoilant peut-être la double vie du chef de l'État dans les pires conditions. C'est une hypothèse parmi d'autres...

Coïncidence. A la mi-août, _Time Magazine_ publie une enquête intitulée" Qu'est-ce qui ne va pas chez le président de la République française ? ".Les Américains ont remarqué que François Mitterrand, lors de son passage en Floride, en avril, " était pâle comme un mort ". Ils croient savoir qu'il voyage avec un appareil de dialyse et que pendant les quelques heures passées à Key Largo, où il a rencontré George Bush, il a reçu une transfusion sanguine. Enfin, ils rapportent que sa puissance intellectuelle est émoussée et qu'il se fatigue très vite. Même si ces informations sont fausses, l'article du _Time_, s'appuyant sue des " sources sûres ", est troublant. Dans quel but l'entourage du président américain les avait-il lâchées et pourquoi maintenant? À l'Élysée, on croira à une tentative d'affaiblissement de François Mitterrand, dont la diplomatie dérangeait la Maison-Blanche alors que la crise du Golfe venait d'éclater.

Quant à l'épisode du bulletin tronqué, il fait apparaître l'influence exercée par Michel Charasse sur le chef de l'État. Il est un de ceux qui sait le plus de choses, sur tous et sur tout ce qui s'est passé pendant quatorze ans. On le trouve partout, dans la politique, les finances, le juridique, la vie privée. Dans cet exercice, il a supplanté Jacques Attali qui, pourtant, a été pendant dix ans " conseiller spécial " du Président. Il est surprenant, à propos d'Attali, de ne rien trouver dans ses _Verbatim_ sur la santé de celui qu'il ne lâchait pas d'une semelle du matin au soir, au point d'apprendre à jouer au golf afin de pouvoir l'accompagner jusque dans ses heures de loisir. En fait, comme d'habitude, tout n'est pas clair, il s'est passé quelque chose. Le Président a bel et bien censuré son conseiller spécial.

Dans le manuscrit de _Verbatim 1_, qui avait été lu par le Président et par quelques intimes, Jacques Attali avait écrit : décembre 1981 : " Le Président me dit qu'il a un cancer et qu'il est condamné. " Quelques jours plus tard, toujours en décembre, Attali écrivait encore : " Le Président me dit : "Les médecins sont des imbéciles, ils se sont trompés. Je n'ai pas de cancer." " Or les deux citations n'ont pas été publiées. Le Président les avait fait disparaître...

Michel Charasse avait une autre dimension, un autre rôle. Il était à l'Élysée l'intercesseur obligatoire lorsqu'un problème se posait sur le statut d'un protégé ou lorsqu'une situation délicate ou dangereuse se présentait. Il était l'homme de confiance qui ne demandait rien, contrairement à certains. Il me disait : " Tu sais, je n'ai besoin de rien. J'ai Puy-Guillaume, le Sénat, alors je ne vais pas m'emmerder avec autre chose. " Je ne me suis opposé à lui qu'une seule fois en présence du Président, ce qui a posé à celui-ci un problème désagréable : devoir trancher entre deux hommes qui lui étaient indispensables.

Le statut de l'Inspection générale des affaires sociales, dont je suis membre, était en cause. Un décret le modifiant et qui devait passer devant le Conseil des ministres avait été retiré sur intervention de Charasse. On travaillait sur ce texte depuis vingt ans. À la dernière minute Charasse avait convaincu François Mitterrand qu'une de ses dispositions était contraire à la loi. Or c'était faux. En réalité, le conseiller de l'Élysée pour les affaires juridiques voulait modifier un article afin de permettre la nomination au tour extérieur des gens âgés de moins de cinquante ans - en l'occurrence le frère de Henri Nallet paraissait concerné. Je vois le Président pour lui faire part de mon mécontentement. Je juge scandaleuse cette façon d'agir. Il prend la démarche très mal : " La loi c'est la loi. Elle doit être respectée." Je proteste, je l'accable de notes en menaçant de démissionner de l'Inspection générale. Il me traite de " fou furieux ", me reparle de ma rigidité mentale. En définitive, le décret est passé sans l'" amendement " Charasse. Pour une fois, il n'avait pas gagné!

 

Chapitre 8

 

Pendant dix ans une organisation quasi clandestine a veillé sur la santé du Président. Elle comprend le professeur Steg, " Monsieur Prostate ", comme on l'appelle dans les milieux médicaux tant sa réputation est grande, les patrons du service de santé des armées et Joëlle Govin, l'infirmière qui, depuis le premier jour, fait tous les prélèvements au patient. Je suis le coordinateur, gardant le contact permanent avec le Président, assurant la synthèse des problèmes que pose sa protection médicale rapprochée et signant les bulletins semestriels. Vigilance, confiance, secret sont nos trois exigences.

Un premier désordre vient semer le trouble dans notre équipe. À la fin de l'année 1989, le général Laverdant découvre qu'un personnage nouveau a accompagné le Président dans ses derniers déplacements privés. Il s'agit du médecin-colonel Claude Kalfon, qu'il ne connaît pas et dont on ignore la carrière. Dans ses voyages privés, en France ou à l'étranger, François Mitterrand n'est suivi que par un ou deux membres de la sécurité. Il n'y a pas de médecin. C'est ainsi depuis 1981. On peut considérer qu'il y a là une lacune, mais tout le monde s'en était accomodé, y compris le Président. Un voyage privé ne présente pas les mêmes risques qu'un voyage officiel.

Comment le docteur Kalfon s'est-il glissé dans l'entourage? C'est le commandant Alain Le Carro, patron du Groupement de sécurité de la Présidence de la République (GSPR) - un État dans l'État à l'Élysée -, qui a pris l'initiative. Le Carro et Kalfon se sont connues à Villacoublay, où le médecin-colonel est le responsable de l'antenne médicale d'urgence. Son titre exact est : conseiller médical du commandement du transport aérien militaire, une unité, dit-on dans l'armée, " sur laquelle le soleil ne se couche jamais " car elle a des bases sur tous les points du globe.

Selon le général Laverdant qui n'apprécie pas sa présence, le docteur Kalfon n'aurait jamais exercé, il n'aurait fait que de l'évacuation sanitaire. Ses états de service ne seraient pas à la hauteur du rôle qu'on voudrait lui faire jouer. À la demande du général, une réunion d'explications se tient à l'Élysée dans le bureau du directeur de cabinet, Gilles Ménage, en présence du commandant Le Carro mais sans le docteur Kalfon. Il est évident que le gendarme a outrepassé ses droits en empiétant sur le terrain médical, sans en référer à ceux qui en avaient la charge. Il en était conscient puisque, dans un premier temps, il a fait passer le colonel Kalfon pour un membre du GSPR.

Néanmoins le médecin militaire reste. Il joue même au golf avec le Président. Il suit ses voyages privés avec la " deuxième famille ". Cela crée des liens. Il prend de l'assurance. Il a gagné ce galon invisible qu'on ne coud pas sur la manche des uniformes, mais qui compte plus que les autres parce qu'il a été décerné pour avoir rendu des services confidentiels.

Kalfon propose la création d'un service médical à l'Élysée. Le général Laverdant s'y oppose. L'amiral Lanxade, chef d'état-major particulier du Président, arbitre le conflit à la demande de ce dernier et tranche en faveur du docteur Kalfon. L'amiral m'en informe en me conseillant de le rencontrer puisque le chef de l'État " veut qu'il soit là ". Je ne suis pas hostile au projet, à la condition de demeurer le seul médecin traitant du Président. C'est ainsi que le docteur Kalfon devient, en juin 1991, directeur du service médical de l'Élysée. Le départ à la retraite du général Laverdant a facilité ce dénouement. C'est le général Jean-Pierre Dali, un homme courtois, diplomate, excellent clinicien, qui lui succède au Val-de-Grâce.

Le Président a déstabilisé notre organisation. L'information ne circule pas toujours comme il le faudrait. Le docteur Kalfon apparaît dans certains voyages officiels où je suis pourtant présent. Il s'attache à Danièle Mitterrand, la suit dans ses visites d'hôpitaux ou de crèches. De plus en plus souvent, à l'étranger, le Président l'invite à partager son petit déjeuner. Jusqu'ici cette attention amicale m'était réservée. Dès lors, notre complicité ne sera plus la même. Quelque chose est en train de se briser.

L'influence du docteur Kalfon grandit au fil des mois, sauf qu'il ne sait toujours rien du dossier médical. Il ignore même que François Mitterrand est sous anticoagulant. Lorsque je lui apprendrai, il déboulera, furieux, chez le général Dali, son supérieur hiérarchique, en invoquant les dangers que ces mystères font courir au Président. Évidemment, il ne sait pas non plus que celui-ci se bat contre un cancer depuis dix ans. Il le découvrira en 1992, après la première opération.

On peut comprendre que François Mitterrand ait souhaité renouveler son entourage médical, mais quelle en était l'utilité quand l'impétrant n'était pas initié? En médecine comme en politique, le Président crée des antagonismes. Sans aller jusqu'au bout, sans jamais parler de cancer. Le mot imprononçable.

Si d'aventure il lâche le mot, cela concerne toujours quelqu'un d'autre. Excepté l'épisode de l'été 1990, pendant dix ans on n'en trouve plus aucune trace. Comme si j'avais passé un coup d'éponge sur une glace poussiéreuse qui depuis renvoyait une image propre. Ce n'était qu'un trompe-l'oeil.

La vie de François Mitterrand n'a pas de sens à l'aune d'une unique vérité. Il pense qu'elle recèle toujours son contraire. Avec lui on ne peut savoir ce qui relève d'une part de comédie et ce qui existe réellement. Par exemple, il aimait à se persuader qu'il allait très mal, alors que ce n'était pas vrai. Je l'ai vu, après la première opération, décrire son état devant des collaborateurs ou des intimes et aussitôt démenti par un geste exécuté avec une certaine rapidité - un stylo qui tombe et qu'il ramasse vivement. La physiologie venait contredire le verbe.

Après tant d'années de comédie, François Mitterrand est devenu multiple. Il ne pouvait plus vivre dans ce que l'on appelle communément l'authenticité. Dans un livre récent (_Les Blessures de la vérité_, aux éditions Flammarion), Laurent Fabius a tenté de trouver " la vraie clef " de François Mitterrand. Il retient le mot ambivalence, et non celui qui lui semble plus ordinaire, ou encore duplicité jugé trop médiocre. C'est, écrit-il, " une ambivalence fondamentale, métaphysique, qui le fait considérer toute chose comme à la fois elle-même et son contraire, toute personne à la fois bonne et mauvaise, toute situation comme simultanément tragique et plein d'espérances ".

Pour durer je ne pouvais être qu'un miroir psychanalytique et surtout pas un flagorneur. Un jour de 1994, dans un ascenseur, il fulminait contre ses collaborateurs. " Je ne suis entouré que de courtisans, de lèche-culs ", se plaignait-il. Et, se tournant vers moi, il avait ajouté : " En tout cas sûrement pas vous, le pasteur luthérien !" Mais il lui était devenu insupportable que je reste plus longtemps à ses côtés.

Sa force aura été jusqu'au bout d'avoir pu maintenir séparé de lui, chaque élément constituant l'univers dont il restait le centre. Comme dans l'atome, il était le noyau et tous les autres étaient des électrons. Il s'arrangeait pour s'entourer d'un nombre égal de positons et de négatons afin que l'équilibre des forces soit respecté. Gubler, aurait-il pu dire, a été un électron libre et il est sorti de mon orbite. La rue de Bièvre. Latche, Venise, Gordes, Solutré, l'abbaye de Taizé étaient autant d'électrons. C'est une énorme richesse de l'explication de ses comportements.

Chacun possède son jardin secret caché derrière une porte. La plupart des humains n'en ont qu'une. La particularité de François Mitterrand était d'avoir parfois laissé croire à quelques-uns qu'ils approchaient de celle-ci. Erreur! Ils découvraient seulement l'un des nombreux accès à son labyrinthe.

On pense à ces galeries de glaces, comme on en trouve dans les fêtes foraines, qui à l'infini multiplient l'image. Il aimait ce qui leurre, ce qui brouille la réalité. Lorsqu'il a visité la vallée des Rois, il s'est fait expliquer longuement la motivation des architectes égyptiens dans la savante construction des fausses chambres des pharaons, des couloirs ne menant nulle part. Il était fasciné par ce génie du faux-semblant. Jack Lang, assis sur une pierre à ses côtés, parlait d'art et de technique, lui pensait secret, protection.

Quand il voulait savoir quelque chose, il s'armait de précautions. Pour être sûr qu'on ne lui mente pas, il posait sa question de manière biaisée de façon que ses interlocuteurs ne puissent pas deviner ce qu'il cherchait. Son frère Robert avait fait venir à Paris un spécialiste américain dans le but de recueillir son diagnostic. Bien entendu, il a d'abord feint d'être surpris par cette visite dont il connaissait parfaitement la raison. Il a invité le professeur à un petit déjeuner, ils ont parlé de tout et accessoirement, du moins en apparence, de travail de ce médecin, de ses recherches, de ses malades. À la fin, François Mitterrand avait obtenu la réponse à la question jamais posée directement : quels étaient dans son propre cas, les taux de survie, les répits, etc. Il avait progressé dans la connaissance sans se dévoiler.

Autre exemple de la difficulté à le suivre. Il a toujours réclamé un avis collectif et il l'a toujours refusé. Il préconisait un travail d'équipe qu'il n'a jamais accepté. Il utilisait les individus les uns après les autres. Pour écrire, il n'aimait pas les cahiers reliés, il préférait les feuilles volantes. Il n'aimait pas non plus les écrits raturés, bien qu'il excellait dans le genre. Seules les pages propres, impeccables, devaient rester pour la postérité. Si l'équipe Steg-Gubler a été rejetée, c'est parce qu'elle était, elle aussi, " raturée ", chaque surcharge étant la marque d'un événement, d'un acte, d'un mensonge, d'une faiblesse. Elle devait être gommée. Peu importe que j'aie dépassé mon rôle de médecin.

Le Président aimait pratiquer une certaine forme d'ironie. Quand Kalfon a été admis à l'Élysée, il m'a lancé, devant ses secrétaires, avec un sourire de jubilation : " Alors, qu'est-ce que ça vous fait de ne plus être le seul médecin ?" Un autre jour, en revenant d'un voyage éclair à l'étranger qu'il m'avait caché - il le fit deux fois : à Beyrouth après l'attentat contre les soldats français, et en Crète pour rencontrer Kadhafi -, il m'a interpellé d'un air goguenard : " Je vous ai fait peur, hein !" Une autre fois, alors qu'il était d'une humeur enjouée, il a feint de s'intéresser à ma santé en présence de Joëlle Govin, son infirmière préférée. " Savez-vous si vous n'êtes pas malade? Après tout, vous allez peut-être mourir avant moi !" Et prenant à témoin la jeune femme, il a ajouté : " On serait triste, n'est-ce-pas, madame Govin? On irait le pleurer..." C'était Mitterrand, avec cette manière de parler de la mort des autres quand il évoquait probablement la sienne.

A-t-il été contrarié qu'à l'Inspection générale des affaires sociales, un autre pôle d'intérêt m'ai rendu plus indépendant de lui? Lorsqu'il m'a remis la Légion d'honneur - décernée par Jean-Louis Bianco, mon ministre de tutelle -, il a parlé dans son discours de cette " administration grise ", mais ne s'est pas attardé sur le travail du récipiendaire. Comme si cela l'agaçait. Plus tard, en certaines occasions, quand sévira la guerre des médecins, il prétextera parfois cette activité pour ne pas m'associer à de nouvelles initiatives. " Il n'est pas joignable ", répondait-il en toute mauvaise foi à ceux qui s'étonnaient de mon absence, alors que l'on pouvait me trouver n'importe où en quelques minutes.

 

Chapitre 9

François Mitterrand a hésité longtemps avant d'accepter de se faire opérer. Il estimait que son état était supportable et que d'autres traitements pouvaient être essayés. Steg et moi, dans les derniers jours d'août 1992, étions allés à Latche pour le convaincre que l'intervention était devenue urgente. Il reculait toujours. Sa perception primaire de la cancérologie lui faisait craindre la chirurgie. Son dogme était que le bistouri libère les métastases.

Un Mystère 20 nous a conduits jusque dans les Landes où le Président passait ses vacances en famille. Il nous a reçus dans sa bergerie où, après l'avoir examiné, Steg a plaidé pour l'opération dans les plus brefs délais, en y mettant beaucoup de formes comme sait le faire cet éminent chirurgien qui soigne les grands de ce monde. Le Président a insisté pour que nous restions déjeuner. Alain Duhamel et Jean-Pierre Elkabbach étaient ce jour-là ses invités. Au cours des présentations, il a expliqué que notre visite était impromptue. Nous étions dans la régions et nous avions voulu le saluer... Nous sommes repartis avec son accord, difficilement arraché.

Ses relations avec ses médecins devaient en être affectées. Le bénéfice de l'opération a été vite oublié et, avec la reprise des troubles, il a mesuré qu'elle ne l'avait pas guéri, que le mal, en fait, s'aggravait. Il en a conclu que la médecine l'avait trahi et que ses préventions étaient justifiées. Le changement sera brutal. Il deviendra plus irritable, plus agressif envers ceux qui n'avaient pas su lui éviter cette épreuve.

La résection endoscopique que le président subit à l'hôpital Cochin le 11 septembre 1992 se déroule dans de bonnes conditions. Bernard Debré, patron du service d'urologie, s'aventure à affirmer dans une première déclaration publique que " tout est bénin ", alors que Steg et moi nous réservons nos commentaires. Le maintien du secret est encore notre préoccupation. Si l'examen des fragments prélevés est fait à Cochin sous le nom de l'opéré, les résultats révéleront l'antériorité de la maladie. Le Président le souhaite-t-il?

Nous convenons donc d'envoyer les prélèvements ailleurs sous une fausse identité, toujours le mystérieux Xavier Carpentier, afin qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à la source. Le laboratoire révélera que les lésions sont cancéreuses ; il verra évidemment qu'il s'agit d'un cancer traité, mais ne le dira pas dans son rapport parce que ce n'est pas ce qu'on lui demande.

À qui confier cette mission secrète? Dans mes relations professionnelles, quelqu'un présente les qualités requises, la discrétion surtout, c'est le docteur Jean-Pierre Tarot. Je l'alerte, lui donne rendez-vous au coin d'une rue où il arrive à moto. C'est ainsi que s'est déroulée la scène, plus proche d'un polar télévisé que de l'idée qu'on peut se faire des soins prodigués au président de la République. Je lui remets les flacons renfermant les prélèvements, qu'il rapportera quarante-huit heures plus tard dans les mêmes conditions avec le compte rendu d'examen dont la lecture ne lui apprendra pas plus, à lui aussi, que ce que nous voulons qu'on sache. Ce sont les premiers pas du docteur Tarot dans le cercle médical très fermé de François Mitterrand.

J'avais fait sa connaissance quelques mois plus tôt quand le Président m'avait demandé de retrouver les coordonnées d'un médecin spécialiste de la lutte contre le douleur et qui avait soigné son ami Jean Riboud. Il voulait l'envoyer examiner une autre de ses relations, en phase terminale d'un cancer et qui souffrait beaucoup (il s'agissait du général Olivier, de Villacoublay). Je trouve le docteur Tarot dans une clinique à Pantin.

Selon les recommandations présidentielles, il se rend au chevet du général au Val-de-Grâce et parvient à ce que le malade termine ses jours dignement. Un compte rendu est fait au Président, auquel je suggère d'envoyer à Tarot une lettre de remerciements, accompagnée d'un cadeau. J'irai moi-même les lui porter.

Il reprend contact avec moi quelques mois plus tard. Il a des ennuis avec sa clinique qu'il va quitter, il cherche du travail. Je le fais entrer à la Commission de la nomenclature. Dans le même temps, à la demande du Président, je le mets en contact avec tel ou tel de ses amis malades. Il soignera aussi bien un paysan landais que l'épouse d'un grand industriel. Tarot n'a encore jamais rencontré François Mitterrand. C'est seulement en novembre 1993 que je le présente au Président qui souffre du dos. Il n'entrera définitivement dans l'entourage qu'après la deuxième opération.

Il s'installe alors à l'Élysée, où il prend une chambre, est admis dans le premier cercle et participe aux repas de famille. Les amis et les collaborateurs du Président s'interrogent en se demandant où il veut en venir. C'était l'époque où, à l'Élysée, on aimait plaisanter en appelant Tarot " Raspoutine ". Il a tenté d'éliminer les aides de camp et l'un d'entre eux a dû le remettre brutalement à sa place. Il était devenu le cuisinier. - " Vous lui ferez un potage ce soir... " - le majordome, l'infirmier. On n'avait jamais vu cela.

Il s'était instauré entre le chef de l'État et Tarot une complicité à laquelle il n'y a rien à redire, sauf qu'elle s'est faite au détriment de la qualité et de la rigueur médicales. Ils étaient entrés dans un jeu équivoque. Le médecin doit garder une certaine distance vis-à-vis de son malade. Quand on en arrive à vivre en permanence chez son patient, ce n'est plus une relation normale. Tarot était tombé sous le charme du Président, lequel ne pouvait plus se passer de cet homme qui l'aidait à supporter la douleur. Tarot m'interdisait d'entrer dans la chambre du Président, ou bien il refusait de me dire ce qu'il lui administrait. " Je ne peux pas, parce que le Président ne veut pas qu'on sache ", affirmait-il. Il était évident qu'il cherchait à prendre le pouvoir.

Un autre personnage, Robert Mitterrand - frère aîné et complice du Président - se mêle directement de la santé du chef de l'État et exerce sur lui une influence considérable. Il est le seul de la famille à être dans le secret. C'est lui le plus proche du Président, sur le plan intellectuel et affectif. Robert a toujours douté de la compétence des médecins français, au point d'aller se faire soigner aux États-Unis. Avec sa femme Arlette, il fait régner un climat de suspicion autour du traitement suivi par le chef de l'État, dont il conteste la validité et l'efficacité. Il est grandement responsable de cette querelle de médecins commencée au moment de la première opération et qui ne s'arrêtera pas.

Sur son insistance, il obtient du Président l'autorisation de faire venir à Paris un urologue américain d'origine brésilienne qui exerce à Detroit, le professeur Pontès. Celui-ci n'examinera jamais François Mitterrand. On s'en tient à une rencontre à l'Élysée autour d'une tasse de thé. Mais avec le soutien inconditionnel de Robert, qui devient en quelque sorte son correspondant à Paris, le professeur Pontès propose une modification du traitement, et donne ses directives, de Detroit, par fax. Il passe de temps en temps à Paris. Ce n'est évidemment pas sérieux, mais François Mitterrand laisse faire.

Toujours à l'instigation de Robert, un nouveau médecin est appelé, le professeur Turpin, patron du service d'endocrinologie à la Pitié-Salpêtrière. Au début, personne ne l'informe sur l'état exact du malade. Il croit qu'il va prendre en main le Président. Erreur. Il s'efface, on le rappelle, il revient. On voulait seulement avoir son avis sur un nouveau médicament.

Les péripéties et les incidents se multiplient. Après l'opération, un nouveau traitement est décidé car certains pensent que la maladie ne répond plus à la thérapeutique qui avait si bien réussi depuis 1981. Mais le Président hésite longtemps avant de l'accepter. C'est en décembre 1992 seulement qu'il consent à adopter ce remède de remplacement, dont l'échec est constaté six mois plus tard. En octobre 1993, Pontès, malgré l'opposition de Steg et la mienne, propose une chimiothérapie qui durera jusqu'en juillet 1994. En novembre, les marqueurs s'affolent. François Mitterrand se plaint de douleurs. Un mercredi, après les Conseil des ministres, il dit qu'il ne peut plus respirer. Alerte à l'Élysée. Il est conduit au Val-de-Grâce où il subit quelques examens. Négatifs. Je ne panique pas, j'ai l'habitude de ses angoisses. Le docteur Kalfon, en revanche, est très inquiet. Il suggère un scanner. Le Président a toujours été contre. Il ne veut pas être enfourné dans cette machine, et un de ses proches est mort pendant un examen de ce type.

Pour éviter que soit connue la nature exacte du traitement, je transvase le contenu des gélules marquées dans les gélules anonymes, en ne gardant que 75 pour cent du produit car le malade le supporte mal et s'affaiblit. Son état rénal s'aggrave. Il y a un risque d'anurie - risque mortel. La deuxième opération devient inévitable. Le malade recule encore une fois devant cette solution. " Combien en faudra-t-il ?" se plaint-il. Il se voit avec des prothèses, invalide.

Robert est opposé au recours à la chirurgie. Il écrit à son frère pour le mettre en garde. Pontès estimait plus sage d'attendre. Il n'y avait pas d'urgence. François Mitterrand excédé accepte quand même de repasser sur le billard le 16 juillet 1994. L'opération se déroule moins bien que la première. Elle dure quatre heures contre une heure trente en 1992.

Bernard Debré, en sa qualité de chef de service, organise l'intervention, même si c'est Adolphe Steg qui opère. Il interdit ma présence dans le bloc opératoire. Néanmoins je reste derrière la porte, habillé, prêt à entrer si on le souhaite. C'est ce qui se produit. Steg m'appelle pour me demander mon avis. Il n'a pu monter qu'une sonde dans le rein droit et ne parvient pas à fixer la seconde dans le gauche. Doit-il s'obstiner? Faire une déviation? Dans ma tête, le film se déroule en accéléré : treize ans de survie! Un poche permanente? C'est exclu, il ne nous le pardonnerait pas ; on peut vivre avec un seul rein an bon état. Il est préférable de s'arrêter.

Avant que François Mitterrand se réveille, j'explique la situation à Anne Pingeot, la mère de Mazarine. C'est elle qui l'a accompagné à Cochin. Danièle Mitterrand est au même moment opérée du coeur à l'hôpital Broussais. Le scénario était identique deux ans auparavant. La femme du Président était déjà absente. Elle se trouvait en mission en Amérique du Sud, dans le cadre de son action humanitaire. Elle n'était pas dupe.

À Cochin, Anne dormira sur un matelas - la pièce est trop petite pour recevoir un deuxième lit - pendant toute l'hospitalisation. Mazarine viendra embrasser son père plusieurs fois, mais discrètement, en passant par une porte de service. Les fils viendront eux aussi et Jean-Christophe tombera sur Mazarine, ce qui provoquera un incident pénible, car ils s'ignorent.

La vie à l'hôpital est réglée par Anne Pingeot qui s'occupe de tous les problèmes, comme si la deuxième famille se substituait à la première, l'officielle. Pour l'entourage, la situation est plus que délicate. Les membres de la sécurité servent de tampon. Tout ce que le malade mange vient des cuisines de l'Élysée. Il a apporté ses draps et même ses fameux oreillers faits sur mesure.

Il reçoit des monceaux de fleurs et des kilos de chocolats, envoyés par des Français attendris. Au début, il fait tout envoyer à l'Élysée,jusqu'à ce qu'il lise dans un quotidien que le général de Gaulle, opéré lui aussi à Cochin (par le professeur Aboulker sont Steg était l'assistant), avait fait distribuer fleurs et friandises aux malades et aux infirmières. Le personnel hospitalier qui s'est occupé de lui recevra un cadeau et une photographie de groupe sera faite le jour de la sortie.

Ensuite, le Président part se reposer dans le château de Souzy-la-Briche, dans l'Essonne, avec Anne Pingeot, Mazarine, et le docteur Kalfon installé dans son rôle de médecin confident. En août, il séjournera à Belle-Ile où le docteur Tarot ira le rejoindre et où débuteront leurs relations privilégiées.

En 1992, Anne Pingeot m'avait demandé de lui dire la vérité. Je l'avais fait en lui rappelant le passé : " Vous savez bien d'où nous venons. - C'est vrai, avait-elle répondu, vous avez fait un miracle, mais il faut en faire un deuxième." Ce jour-là, elle a compris que je ne pouvais pas remettre le Président dans l'état où il était avant l'opération. Personne ne le pouvait, parce que ce n'était pas possible. Je savais alors qu'il allait se tourner vers d'autres.

Une amie d'Anne, Régine Bosco, psychologue, lui avait dit : " Je connais quelqu'un capable de faire des miracles." C'est le docteur Philippe de Kuyper, un homéopathe de Versailles. Alors celui-ci est appelé à son tour pour prendre en charge le malade.

 

Chapitre 10

 

L'originalité de Philippe de Kuyper est d'être un adepte des médecines naturelles, et plus particulièrement des produits fabriqués par un étrange et mystérieux " professeur " Mirko Beljanski, très controversé dans les milieux médicaux. Le 10 mars 1994, le tribunal correctionnel de Saint-Étienne a condamné Mirko Beljanski pour exercice illégal de la médecine et de la pharmacie. Aucune peine n'accompagnait le verdict, mais ses médicaments furent saisis par les gendarmes, dans son laboratoire installé dans l'Isère et retirés de la vente dans plusieurs dizaines de pharmacies.

Le travail du " professeur Beljanski " consiste à rechercher des molécules non toxiques extraites de produits naturels et ayant une action sélective sur le cancer et sur certaines affections virales, dont le sida. Philippe de Kuyper aurait été guéri d'une infection grâce aux méthodes Beljanski et c'est ainsi qu'il les aurait adoptées depuis une dizaine d'années.

Mirko Beljanski, soixante-douze ans, ancien chercheur à l'Institut Pasteur et au CNRS, docteur ès sciences, son seul diplôme, fait partie de ces scientifiques qui évoluent aux frontières de la médecine légale et qui invoquent un procès en sorcellerie dès qu'on les accuse d'être des marchands d'illusions, voire des charlatans. Comment ne pas douter de son honnêteté lorsqu'on examine son organisation?

Il refuse de communiquer la composition biologique de ses extraits de plantes, qu'il peut très bien mélanger à des médicaments classiques. Il a créé des associations dont la principale, COBRA (Centre Oncologique et Biologique et Recherche Appliquée), dissoute après son procès, démarchait directement les malades du cancer et du sida. Ceux-ci peuvent y adhérer à la condition de s'engager à faire des dons réguliers pendant la durée du traitement. Plus de dons, plus de produits. Le coût est en moyenne de trois mille francs par mois. Enfin, il exige de ses " adhérents " qu'ils interrompent toutes les autres prescriptions. C'est ce dernier point qui avait conduit Claude Évin, ministre de la Santé, à porter plainte contre le chercheur et son association écran.

On comprend pourquoi le docteur de Kuyper, interviewé en avril 1995 par l'hebdomadaire _VSD_ sur ces étranges pratiques, a refusé de dire, en invoquant le secret médical, si François Mitterrand était soigné par les produits interdits. Précaution superflue, car plusieurs personnes ont vu les gélules de Beljanski dans une mallette que Kuyper glissait dans les bagages du Président. Celle-ci s'était ouverte accidentellement et les médicaments identifiables avaient roulé par terre.

L'homéopathe expliquait, dans cette interview, que les molécules de Beljanski ont pour propriété, dans le cas de cancer de la prostate, d'accompagner une radiothérapie - le traitement du Président à cette époque - afin de protéger des effets secondaires. " Un produit de M. Beljanski est le seul radioprotecteur existant à ma connaissance, indiquait-il. Il est extrait des familles du _Ginkgo biloba_, le premier arbre qui ait repoussé à Hiroshima." Des gélules auraient été fabriquées spécialement pour le Président et livrées au malade à partir d'octobre. Mirko Beljanski et François Mitterrand se seraient même rencontrés au domicile du chercheur, en décembre 1994.

Singulière considération du chef de l'État pour un homme condamné neuf mois plus tôt pour l'illégalité de son activité! Que de mystères! Nous sommes à des années-lumière de la transparence médicale. À partir de là, tout devient d'un autre ordre. Les règles habituelles n'existent plus. L'écoleclassique Steg-Gubler s'oppose à l'école parallèle Kuyper-Beljanski.

Il n'est pas choquant que des malades désespérés aillent consulter des guérisseurs ou des mages s'ils peuvent trouver un réconfort moral. À lacondition que le traitement en cours ne soit pas abandonné. Fort heureusement, le Président n'a pas eu à en souffrir car Kuyper a dû réviser à la baisse son exigence d'exclusivité. Le Président a continué à suivre son hormonothérapie. " Vous arrêtez tout ", avait pourtant ordonné Kuyper, mais, devant mes protestations justifiées par le risque dangereux qu'il faisait prendre au malade, l'homéopathe a cédé.

Les milieux médicaux s'étaient émus en apprenant que le chef de l'État était soigné par Beljanski. Simone Veil, ministre de la Santé, était très embarrassée. Devait-elle publier un communiqué rappelant la condamnation du chercheur? J'ai été discrètement contacté par Dominique Le Vert, à qui je fis passer le message suivant : ne faites rien, n'engagez pas une polémique avec le Président, ne rouvrez pas le débat sur les médecines parallèles. Le ministre suivit mes recommandations.

À l'automne 1994, l'entourage médical de François Mitterrand s'entre-déchire. Il y a une absence totale de cohérence et de déontologie. C'est chacun pour soi. Le Président affectionne ce genre de situation, mais là, sa vie est en jeu. Chaque jour ou presque, un nouveau conflit éclate. Tantôt entre Kuyper et moi, à propos d'une hormone donnée au malade qu'il juge cancérigène, tantôt entre Tarot et Steg, le plus souvent entre Tarot et Kuyper.

Jean-Pierre Tarot empiète sur le domaine réservé au professeur Steg. Il va jusqu'à proposer une nouvelle technique de pose de sondes, expérimentée à l'hôpital Saint-Louis. Il décide d'organiser une réunion de tous les médecins. Elle se déroule un soir de novembre, à mon domicile parisien. Steg, Raynal - de la clinique Hartman -, Le Duc - de Saint Louis - et son assistant sont au rendez-vous. Kuyper, absent, est mis en accusation d'une manière insultante par Tarot qui le surnomme " le gourou ". Celui-ci exhibe une lettre que lui a adressée Kuyper et qui commence par ces mots : " Le malade dit qu'il est mal soigné et qu'il ne supporte pas la thérapeutique en cours, etc." Pour Tarot, ce n'est pas le jugement du Président qui est ainsi rapporté, mais celui de Kuyper. Le comportement de Tarot, compréhensible, étale néanmoins nos divergences devant des confrères que le Président ne connaît pas. Le ton devient insupportable et je mets tout le monde à la porte sauf Steg qui est atterré.

Nous étions quand même parvenus à décider que le Président devait suivre une radiothérapie locale. Restait à désigner le radiothérapeute. Je propose le professeur Eschwège avec qui Kuyper travaille habituellement mais Tarot et Kuyper ont chacun leur candidat. L'un veut son ami, le docteur Raynal, l'autre préfère le professeur Housset. C'est Tarot qui l'emportera en faisant valoir au Président que la clinique Hartman présente des avantages sur le plan de la discrétion (ce qui n'empêchera pas des paparazzi de faire des photos du malade devant la porte de l'établissement.)

Tarot et Kuyper se livrent une lutte d'influence sans répit. Autant le premier est omniprésent à l'Élysée ou il s'est installé avec ses affaires personnelles, autant le second est discret. Il voit le Président seulement une fois par semaine. Les deux hommes s'écrivent, se téléphonent, se faxent des documents. Leur bras de fer permanent culmine fin novembre.

Dans une lettre qu'il envoie le 28 à son confrère versaillais, Tarot écrit ceci : " Consterné par ce qui se passe, il ne m'est plus possible de cautionner par ma présence votre dérive thérapeutique exclusive, injustifiée et terriblement aléatoire. Sauf urgence ou demande directe de l'intéressé. Cette dérive étant préjudiciable à la personne concernée - et à sa fonction -, vous en êtes à mes yeux le seul responsable, et il vous importe désormais de prendre garde à ce qu'elle ne soit pas très vite assimilée à ce qu'on pourrait appeler de la "non-assistance à personne en danger"."

Dans sa conclusion, il s'exclame : " Que de temps perdu et de souffrances inutiles !" Mais contrairement à ce qu'il laisse entendre - " il ne m'est plus possible de cautionner par ma présence " -, Tarot reste sans que le Président ait à le lui demander.

On est en plein délire. Du matériel médical entre secrètement à l'Élysée. Les appareils qui arrivent et repartent quelques heures plus tard dans une voiture banalisée sont cachés sous des couvertures. Il devaient servir, je pense, à émettre des ondes magnétiques destinées à soulager le malade.

Toutes ces nouvelles dispositions échappent à mon contrôle puisque le Président n'a pas jugé nécessaire, ou tout simplement correct, de m'en aviser. Quand le docteur de Kuyper est appelé, c'est par Joëlle Govin que je l'apprends. Cette femme dévouée et d'une grande rigueur professionnelle m'avait téléphoné, bouleversée, pour m'informer de ce qui venait de lui arriver : " Le Président m'a demandé de lui faire une prise de sang, de l'envoyer au laboratoire et m'a ordonné ceci : "Je vous interdis de le dire au docteur Gubler !"" Une nouvelle étape était franchie, désormais. Jamais depuis 1981, le Président n'avait essayé de me cacher quelque chose relevant de sa santé. Jusque là j'avais été son gri-gri. Ma présence suffisait à le rassurer. Je ne savais pas si cette demande d'examen correspondait à un doute sur ma sincérité médicale - lui avais-je dit toute la vérité? - ou si elle avait une autre origine.

Sur la route de Tarot, il y a encore Kalfon. Tarot entreprend de lever cet obstacle qui le gêne dans son ascension vers le pouvoir exclusif qu'il entend exercer sur le Président. Le médecin-colonel a eu ses heures de gloire lorsqu'il veillait sur Anne et Mazarine. Qui ne serait ébloui et flatté par cette vie facile où l'on saute d'un jet à l'autre, où tout le monde obéit au moindre claquement de doigts, où l'on côtoie des gens importants? Le modeste docteur Kalfon, de Villacoublay, était sur un nuage. Le président de la République lui donnait le sentiment d'être indispensable. Il l'a cru.

Tarot insiste, par exemple, pour être dans l'avion présidentiel lors des déplacements officiels. Or le colonel Kalfon, ou moi, parfois les deux, sommes présents - en application du plan Vega. Tarot ne figure pas officiellement dans l'organisation de la couverture médicale du Président. Il est en surnombre, ce qui pose problème étant donné la capacité des appareils empruntés. Hubert Védrine, obligé un jour d'intervenir pour maintenir Kalfon dans un Mystère 50, doit faire descendre un autre membre de la suite. Au retour, François Mitterrand demande à son aide de camp pourquoi Kalfon se trouvait là, estimant que ce n'était pas sa place.

Averti de la plainte du Président, Kalfon demande à le rencontrer. Il veut en avoir le coeur net. Sa formation militaire l'incline à penser que ce genre de conflit se résout par une franche explication, surtout avec le chef de l'État qu'il admire. En outre, il a la faiblesse de croire qu'entre Tarot et lui, François Mitterrand penchera en sa faveur. La conversation tourne à l'aigre. Repoussant les explications de l'officier, le Président s'énerve et lui jette : " Vous n'avez qu'à obéir! Après tout, je suis le chef des armées !" Il ajoute, impitoyable : " Vous n'êtes bon à rien !" C'est un choc psychologique, un drame pour ce militaire qui s'était totalement investi dans une relation affective qu'il croyait profonde et partagée. Il est moralement détruit, au point que certains à l'Élysée, le voyant les larmes aux yeux, craignent qu'il ne commette un acte de désespoir car ils le sentent atteint dans son honneur. Il n'avait pas compris, lui non plus, que la franchise ne peut exister entre François Mitterrand et ceux qui ne font pas partie d'un minuscule microcosme.

La disgrâce du docteur Kalfon était inscrite sans un autre événement, sans rapport apparent avec la santé du chef de l'État. La parution dans _Paris Match_ des photographies de Mazarine, leva un secret que Kalfon avait quelque temps partagé et qui lui avait conféré une place particulière. À l'Élysée, il perdit son statut spécial. Il se trouva banalisé, rétrogradé dans la fluctuante et subtile hiérarchie de la cour élyséenne. Il rentrait dans le rang, redevenait un médecin-colonel débordé par une concurrence occupée à se chamailler autour du lit d'un Président diminué.

L'histoire est belle comme le prénom de l'héroïne, Mazarine, une jolie jeune fille aux traits méditerranéens. Née deux fois : en 1974, lorsqu'elle vint au monde et en 1994, quand elle sortit de l'ombre. On se demandera longtemps encore comment François Mitterrand a pu préserver ce secret alors que sa position l'avait placé depuis trente ans sous la loupe de tous les observateurs.

Peut-être le Président lui-même a-t-il donné le coup d'envoi de ce qui a pu passer aux yeux de certains pour une curée? Était-ce volontaire ou pas? Comme avec Pierre Péan qu'il a mis sur les pistes de son passé vichyssois, il ne pouvait pas ignorer qu'il allait déclencher une polémique. L'a-t-il voulue, afin de se mettre en règle avec le vérité? L'ambivalence de l'homme autorise toutes les hypothèses et laisse entrevoir toutes les hypocrisies.

François Mitterrand ne réagira à la publication qu'après avoir lu des articles laissant entendre que son accord était implicite. Il demande à Anne Lauvergeon de faire passer, via l'AFP, une rectification sur deux points : Mazarine n'a jamais accompagné son père dans un voyage officiel (plusieurs organes de presse avaient affirmé qu'elle était avec lui en Afrique du Sud) et il n'y a pas eu connivence entre _Paris Match_ et lui.

À l'Élysée, on avait toutes les raisons d'être perturbé par les démêlés du Président avec la presse. Il était au plus bas physiquement. C'est à partir de cette époque qu'ont commencé à circuler les rumeurs sur sa démission ou sur sa mort imminente. En outre, on savait la place qu'occupait Mazarine dans la vie du chef de l'État. Sans aucun doute la première. Sa mise en lumière créait un problème supplémentaire à l'entourage présidentiel, toujours dans le souci de sauver les apparences.

 

Chapitre 11

 

Mazarine est le dernier grand amour de François Mitterrand. Ce que ses deux fils n'ont pu lui donner, il le trouve chez elle. Elle est brillante, équilibrée, élevée dans le goût des arts par sa mère, conservateur au musée d'Orsay. Son père lui a fait partager sa passion pour la littérature. C'est une jeune fille de son temps, directe, simple, ne prenant pas sa condition au sérieux. Le secret dans lequel elle a vécu a créé entre ces deux personnages un lien très fort. Ils partagent quelque chose d'exceptionnel qui les unit dans une complicité rare. Ce qu'elle est, c'est à lui qu'elle le doit. Lui est fier d'avoir façonné un tel esprit.

En ce qui concerne Mazarine, le passage de l'ombre à la lumière s'est fait naturellement, quand l'enfant est devenue adulte. La frustration du père, fier de sa fille accomplissant de brillantes études, mais non autorisé à s'afficher officiellement avec elle devenait insupportable. Peu à peu, la frontière s'était déplacée entre le privé et le public.

Pour la première fois de sa vie, Mazarine est apparue à l'Élysée à l'occasion d'un dîner offert en l'honneur de l'empereur du Japon. Enfant, elle avait figuré dans la suite officieuse à l'occasion de courts voyages dans l'Hexagone, mais ce n'était pas pareil. Elle avait sept ans en 1981, quatorze en 1988.

Il ne manque pas d'anecdotes pour raconter l'histoire de cette petite fille cachée. Celle du chat qu'elle avait recueilli lors d'une visite de son père dans une ville de province est belle. Au moment du départ, dans l'hélicoptère, le chaton affolé par le bruit s'échappe des bras de Mazarine et prend la fuite. Recherche rapide et infructueuse, bouderie de la fillette, impatience du père qui, comme d'habitude, est en retard. Finalement, le départ a lieu sans l'animal qui sera retrouvé un peu plus tard. Un hélicoptère militaire ira le chercher le lendemain pour le ramener à Paris. C'est charmant, mais coûteux.

François Mitterrand avait l'habitude, le mercredi après le Conseil des ministres, d'emmener déjeuner au restaurant Michel Charasse et quelques amis. Parfois Mazarine venait les rejoindre, seule, avec sa mère ou avec des copains d'études. S'ils étaient nombreux, le Président réservait un petit salon où il trônait au milieu de cette jeunesse éblouie par son talent et sa culture. Un jour de novembre 1994, il manifeste ses doutes sur l'efficacité de son nouveau traitement. Il laisse entendre qu'il va peut-être en changer. Mazarine intervient alors vivement pour reprocher à son père son absence de persévérance. " Tu ne vas jamais au bout de tes choix." La conversation prend un tour si intime que la jeune fille demande au Président de la suivre en lui ordonnant : " Viens, j'ai à te parler..." Et il obtempère.

Mazarine craignait que les hésitations et les volte-face de son père soient néfastes à sa santé. Dans ces moments-là, il ne pouvait soutenir son regard, dans lequel il lisait comme un défi. Elle était devenue adulte et il considérait qu'il avait une dette envers elle, un devoir d'amour et de reconnaissance.

Son influence était bien plus grande que celle de tous les autres membres de la famille. Danièle, Christine Gouze-Raynal ou Roger Hanin se risquaient parfois à émettre un avis, que le Président se donnait la peine d'écouter sans les interrompre d'un geste de la main, comme il le faisait avec d'autres. " François, vous devriez écouter Gubler. " Ils n'allaient jamais beaucoup plus loin, abordaient rarement le fond : c'était le privilège réservé à Mazarine.

Il ne m'a jamais dit qu'il avait une fille. Il tournait autour du pot parlant d'une amie qui avait une petite fille, qu'il fallait que j'aille voir. De plus, à l'époque, on ne l'appelait pas Mazarine ou " Maza ", comme certains aujourd'hui. Sa mère, devant moi, disait Marie. Était-ce pour la protéger des indiscrétions? Je l'ignore.

J'ai mis des années à apprendre que l'enfant que je soignais était Mazarine. C'est Laurence Soudet qui me l'a avoué. Beaucoup plus tard, j'ai pu mesurer la force des relations qui unissaient le père et la fille. J'avais souvent vu le Président avec ses fils, jamais avec Mazarine. Ce fut une révélation.

Deux jours après sa sortie de l'hôpital Cochin, en 1992, François Mitterrand m'avait invité à dîner dans les jardins de l'Élysée. Danièle n'était pas encore revenue d'Amérique du Sud. J'avais d'abord refusé, parce que mon fils était seul à la maison. Il m'a prié de le faire venir et il a même envoyé une voiture le chercher. Nous avons dîné sous la tonnelle. Mazarine était là et personne ne me l'a présentée. Elle l'appelait " papa ". Pendant tout le repas, le père et la fille se sont livrés à des joutes intellectuelles, ces jeux de l'esprit où l'on fait semblant de s'opposer pour le plaisir de la conversation. On les sentait très proches l'un de l'autre.

À force de vouloir tout cacher, le clash était inévitable. Un jour, le général Laverdant me téléphone, hors de lui : " Ça ne va plus, le GSPR n'en fait qu'à sa tête, on ne me prévient pas lorsqu'il se passe quelque chose de grave. L'autre jour, je n'ai même pas été appelé alors que la petite fille du Président a été hospitalisée au Val-de-Grâce pour un coup de pied de cheval. La Sécurité aurait pu m'informer !..." J'avoue mon ignorance et l'assure que je veillerai à ce que cela ne se reproduise plus.

Le lendemain, je vois Danièle Mitterrand dans son bureau à l'Élysée :" C'est quand même inouï que la Sécurité ne prévienne pas Laverdant quand vos petites filles ont un problème. - Ah bon, pourquoi? s'étonne-t-elle.- Il y en a bien une qui a été blessée par un cheval? - Quelle est cette histoire? Qui vous a raconté cela? - C'est Laverdant. - Je n'y comprends rien. Appelez-le." Je compose le numéro du Val-de-Grâce, devant Danièle et sa secrétaire. Elle m'entend répéter le récit de l'accident. Jusqu'à ce que Laverdant, comprenant ma méprise, me dise : " Comment, vous ne savez pas que le Président a une fille? "

Dans mon dos, Danièle s'impatiente : " Mettez le son plus fort que j'entende la réponse de Laverdant! " Ne sachant plus comment m'en sortir, je me mets à bredouiller : " Ah, oui, oui, c'était à Latche. Bon d'accord, j'ai compris. Merci beaucoup..." Et je raccroche. J'explique à Danièle :" C'était à Latche. Une des petites monte bien à cheval? - C'est vrai ", confirme Danièle. Je revenais de loin.

En réalité, Mazarine avait été blessée à Paris, au manège de l'École militaire où elle monte régulièrement et elle avait été conduite au Val-de-Grâce par les hommes du GSPR qui n'ont pas le droit de dire son nom. Elle avait donc été soignée sous une fausse identité et personne ne l'avais su. Mazarine était encore une enfant et Laverdant, tout naturellement, avait parlé d'une " petite fille ".

Pour être franc, je ne tombais pas totalement des nues. Lorsque j'achetais des cadeaux à l'occasion des voyages à l'étranger, le Président me demandait : " Que peut-on trouver d'intéressant dans ce pays? Regardez et dites-le moi." Le soir, je lui montrais quelques objets, des petits bijoux le plus souvent, achetés pour mes filles. D'un ton détaché, il me confiait alors : " Ce n'est pas mal, pouvez-vous m'en acheter? " (Un, deux ou troisselon les cas.) Je n'étais pas censé savoir qu'ils étaient destinés à Mazarine. François Mitterrand m'expliquait seulement que c'était pour une jeune fille.

Il existait d'autres indices, Quand Mazarine venait me consulter à mon cabinet, elle était accompagnée par des hommes de GSPR. Sa mère venait à bicyclette mais elle, elle arrivait en voiture, accompagnée de deux policiers.

Au début du premier septennat j'ai reçu des menaces de mort et j'en ai parlé au ministre de l'Intérieur. Il a fallu prendre quelques précautions.Ma voiture passait au déminage avant d'entrer à l'Élysée. On me menaçait simplement parce que je soignais le chef de l'État. J'ai toujours reçu des lettres de fous. Il y a même eu un médecin qui m'écrivait tous les six mois pour me dire que je mentais et qui affirmait savoir de quelle maladie souffrait le Président. Des lettres anonymes m'annonçaient qu'on allait me faire la peau. Cela dura deux à trois mois. Je m'inquiétais peu. En revanche, je craignais pour mon fils. Je comprends donc pourquoi Mazarine bénéficiait d'un tel régime. Elle était le maillon faible dans la chaîne de protection du Président.

Selon moi, Danièle Mitterrand a toujours su. Lors de l'anecdote sur l'accident du cheval, elle avait vite compris ma confusion entre Mazarine et ses petites-filles, mais elle voulait aller jusqu'au bout, pour savoir, saisir au vol un morceau de cette vie qui lui était étrangère tout en étant si proche.

En revanche, elle a ignoré, tout comme ses fils, que son mari souffrait d'un cancer depuis 1981. Très peu de personnes ont été dans le secret dès le début. Outre onze membres du corps médical (Steg, Gubler, Laverdant, Thomas, Dali, Dorne, Govin, Lombard, anesthésiste, plus un radiologue et un infirmier), il y a eu Robert Mitterrand, Anne Pingeot et peut-être Roger-Patrice Pelat et André Rousselet. Avec François Mitterrand, on ne peut avoir de certitudes. Il pouvait confier à une lointaine relation ce qu'il cachait à ses proches. Il a parlé devant Jacques Attali, puis s'est rétracté. Tenir une comptabilité exacte des initiés est donc impossible, mais ils ne furent pas plus d'une quinzaine.

Nous arrivons à la fin de l'année 1994. François Mitterrand fait une séance de radiothérapie cinq fois par semaine. Je l'accompagne encore, mais je ne me fais plus d'illusions sur mon rôle. Tarot partage maintenant l'intimité du malade. Je ne compte plus. Le Président pourrait me congédier, s'il n'avait pas encore besoin de moi pour signer le bulletin de santé de décembre, le vingt-huitième, le dernier de sa vie publique puisque dans six mois il ne sera plus à l'Élysée.

Demander à Tarot ou à Kuyper de la faire à ma place aurait été plus logique et plus honnête, mais l'obligerait à donner des explications. Moi aussi, j'imagine, je devrais en fournir. Le Président préfère le statu quo, même si ce n'est pas le reflet de la réalité. J'ai certes le pouvoir de m'en aller, de tourner la page définitivement. Mais j'estime que mon devoir est de rester jusqu'au bout. Sur le plan médical je suis sa mémoire. Il peut avoir encore besoin de moi. Mon expérience, mon ancienneté devraient l'inciter à me garder auprès de lui comme conseiller afin de l'éclairer en tout objectivité.

Au contraire, il ne me ménage pas. L'accès à ses appartements m'est interdit. Pour le voir, je dois passer par son secrétariat, comme tout le monde. Alors je lui écris. J'envoie d'abord le double d'une lettre adressée aux autres médecins, dans laquelle je déplore le manque de coordination, la dispersion des efforts, bref, la confusion et l'anarchie qui règnent. Dans une autre lettre, je rappelle au Président qu'en ma qualité de médecin personnel je dois recevoir toutes les informations le concernant, ce qui ne se produit plus car les circuits sont coupés. Il ne répond à aucune des deux lettres.

Le 31 décembre 1994, il doit prononcer l'allocution traditionnelle de fin d'année et, comme d'habitude, craint de perdre la voix. Il me demande de lui donner ses remèdes. Au moment d'entrer dans le studio d'enregistrement rue de l'Élysée, où l'accompagne Tarot, il se tourne vers moi et lance : " Ce n'est pas la peine d'entrer." Après l'émission, j'irai quand même lui souhaiter la bonne année.

Nos relations avaient toujours été fondées sur le non-dit. Le verbe était superflu entre nous. Cette fois encore, il m'avait fait comprendre, sans rien dire, que c'était sa volonté. Sans équivoque. Cette porte qu'il m'avait claquée au nez était un geste symbolique. Je devais en tirer les conséquences.

Début janvier, j'apprends par une voie indirecte que le Président passera chez le docteur Dana un scanner de contrôle pour savoir si l'on doit continuer la radiothérapie. L'avis du professeur Housset, chef du service de radiologie à Saint-Louis, a été demandé. Je téléphone à Kuyper : " Dois-je venir ?" Il répond : " Non, surtout pas! Le Président serait très fâché s'il vous voyait."

Je veux en avoir le coeur net une bonne fois pour toutes et j'appelle l'Élysée. Je fais demander à François Mitterrand. par l'intermédiaire de sa secrétaire, si je dois ou non être présent lors de l'examen. La réponse me revient : " Qu'il vienne, bien évidemment." Le Président arrive avec Tarot qui, visiblement ignore tout de l'objet de ce rendez-vous, ainsi que le rôle dévolu au professeur Housset, dont on attend le verdict. Il est furieux et marche de long en large, en marmonnant qu'il a été trompé par le Président. S'il avait su, ajoute-t-il, que Housset et Kuyper seraient présents, il ne serait pas venu. Il me prend à témoin mais j'esquive, ce n'est pas mon problème. Alors il explose et se met à insulter l'assistance. " Qu'est-ce que cette magouille? Que voulez-vous faire au Président ?" En fait, il semble surtout chagriné que la suite su traitement soit apparemment en train de lui échapper.

L'incident s'est déroulé pendant que le Président était dans la salle de scanner. Quand il repart, nous nous mettons d'accord pour que le rapport d'examen soit adressé à l'Élysée tandis que je garderai l'imagerie, puisque je détiens toutes les archives. Deux jours après, je reçois un coup de téléphone du Président, à mon bureau, au ministère des Affaires sociales. Il m'appelle pour me reprocher d'avoir conservé les clichés : " C'est Kuyper qui devait les garder. Vous n'en étiez pas le destinataire." Je reste calme, je m'explique : " Vous avez souhaité que je sois présent, Kuyper a été d'accord pour que ce soit moi qui les garde." François Mitterrand devient de plus en plus désagréable. " J'exige que vous rendiez ces documents." Alors je change de ton : " Ça suffit! Si Kuyper veut les clichés, c'est à lui de me le demander, je les lui donnerai tout de suite. Mais maintenant ça suffit !" Et je lui raccroche au nez. De cet instant, je ne l'ai plus eu au téléphone et je ne l'ai jamais revu.

Il m'a fait appeler par son secrétariat quatre mois après pour me demander de l'accompagner dans son dernier voyage officiel (les 8 et 9 mai à Londres, Berlin et Moscou, pour le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre). " À quel titre? ai-je demandé. - Pas en tant que médecin du Président a précisé la secrétaire. À titre personnel." J'ai refusé. Dans son invitation, je le retrouvais tout entier. Il voulait atténuer la brutalité de notre dernière conversation et me faisait un clin d'oeil. Il ne m'invitait pas dans n'importe quelles circonstances : ce voyage saluait sa sortie de la scène internationale.

Dans une longue lettre, je lui ai expliqué les raisons de mon refus, alternant le chaud - merci d'avoir eu cette pensée - et le froid - pourquoi irais-je à Moscou assister aux obsèques de nos relations? Plus tard, peut-être, nous aurons l'occasion de nous revoir. Il fallait " laisser du temps au temps "...

Ma conclusion le renvoyait à l'auteur de ces lignes.

 

Chapitre 12

 

François Mitterrand inaugura, en 1984, une exposition sur la vie de Georges Pompidou, organisée par la mairie de Paris, Le chef de l'État s'arrêta longuement devant une photo montrant le dernier conseil des ministres tenu par le président disparu. Il scruta attentivement le visage de ces hommes et ces femmes groupés autour de celui qui n'avait plus que quelques jours à vivre et dont le visage boursouflé portait les stigmates de la mort. Ce spectacle paraissait le fasciner. Comme l'impressionnera, la même année, la vue de Constantin Tchernenko, récent successeur de Leonid Brejnev, s'écroulant sous ses yeux dans une loge du Bolchoï.

Les hommes d'État malades ne démissionnent pas. Ils meurent en scène, croyant toujours qu'un miracle leur redonnera force et lucidité. L'exemple de Georges Pompidou qui inspira la voeu de transparence de François Mitterrand hantera ce dernier pendant quatorze ans. Il redoutera, lui aussi, de ne pouvoir aller jusqu'au bout, et ne parlera jamais de démission, bien que menacé d'une mort dramatique. Enfin, il aura à ses côtés un homme, Édouard Balladur, qui a déjà vécu cette tragédie et qui, encore une fois, protégera la fonction suprême de l'État.

À vingt ans de distance, le Premier Ministre revit l'agonie d'un président. Cet homme pudique n'a jamais dit publiquement ce qu'il avait éprouvé en face de Georges Pompidou, alors qu'il était secrétaire général de l'Élysée : " Laissez-moi, je ne veux pas que vous me voyiez pleurer ", l'avait supplié, un jour de mars 1974, le Président accablé par la douleur. Il fut le témoin de sa détresse physique et de con courage moral.

À Pitsounda, au bord de la Mer Noire où il avait rencontré Brejnev, Georges Pompidou a cru réellement qu'il allait mourir. Le professeur Vignalou qui le soignait fut tellement effrayé qu'il s'engagea à dire la vérité sur la gravité de l'état de son malade dès leur retour à Paris.

Il ne se passa rien, car le médecin ne tint pas sa promesse. Durant les trois semaines qui suivirent, Georges Pompidou resta le plus souvent à son domicile, quai de Béthune. Il présida encore deux Conseils des ministres.

À l'issue du dernier, Édouard Balladur lui demande s'il sait que les barons du gaullisme envisagent de l'inviter à donner sa démission. Il en est offusqué.

Dans les heures qui précèdent sa mort, le 2 avril 1974, il évoque les vacances de Pâques qu'il doit passer avec ses petits-enfants à Cajarc, et dit à Édouard Balladur : " À mon retour, je parlerai aux Français. J'ai des choses à leur dire." Avait-il l'intention d'annoncer sa démisssion? On ne le saura jamais.

Édouard Balladur a dû se remémorer plus d'un souvenir de ce genre en cette fin d'année 1994. Il retrouvait les mêmes signes : les doigts qui pianotent d'impatience pendant les Conseils des ministres trop longs, l'irritabilité, la susceptibilité, le désintérêt grandissant pour les affaires du pays. Le Premier Ministre n'est plus dans le secret comme il y a vingt ans, mais il maîtrise cette cohabitation qui se déroule " dans un ouaté quasi hospitalier ", selon la formule du psychanalyste Ali Magoudi. Il s'interroge : quel est cet étrange destin qui fait de moi le messager de Thanatos, dieu de la Mort, fils de la Nuit et frère d'Hypnos?

Dans son livre _Deux ans à Matignon_ Édouard Balladur évoque cette épreuve : " La maladie du Président joua certainement un rôle dans l'idée que les Français se firent de moi. Je ne savais que ce qu'il m'en disait. Il m'en parlait souvent, parfois avec précision. Il savait pouvoir compter sur ma discrétion, et que je ne chercherais pas à utiliser son affaiblissement physique pour en tirer un profit personnel ou politique. Cela m'aurait semblé honteux [...]. J'ajoute que je n'aurais pas été fier de moi si j'avais tenté d'abuser de la situation face à un homme atteint."

François Mitterrand l'observe du coin de l'oeil. Ces airs bourboniens, cette onctuosité ne sont pas son style, mais il apprécie en artiste. Chirac et ses gesticulations auraient dérangé sa fin de règne languissante. Édouard Balladur, outsider inattendu dans la guerre successorale, fausse le jeu et donne encore plus d'épaisseur au brouillard dont le " château " s'entoure.

Que sait-on sur ce qui se passe a l'Élysée, hormis des rumeurs alarmantes et les images émouvantes d'un homme qui livre " un honorable combat contre lui-même ?" Le 31 décembre, les salles de rédaction sont en alerte : le bruit court que dans ses voeux aux Français le Président va annoncer qu'il démissionne. Le 6 janvier 1995, il reçoit la presse et parle pendant deux heures avec esprit et bonne humeur. Il a rarement été aussi brillant. De sa santé, il dit : " J'accomplirai mes fonctions autant que mes forces me le permettront et je n'ai pas de raison de penser qu'elles ne me le permettront pas. Je ne veux pas m'étendre sur ma santé mais je suis obligé de vous répondre. C'est un jeu que j'ai ouvert moi-même et tout est public. J'ai dit que tout serait public et tout l'est."

Pendant quatorze ans, des critiques plus ou moins fondées de la part des médias ont été entendues à propos de la maladie des chefs d'État et de l'exercice de leurs fonctions. Le professeur Jean Bernard a même écrit un article pour suggérer que le président de la République soit soumis régulièrement à un aréopage de médecins, afin de vérifier son aptitude à gouverner et à donner son avis au Conseil constitutionnel. Cette procédure est terrifiante. Le législateur a prévu de remédier à l'incapacité présidentielle provisoire. Il y a des textes constitutionnels à ce sujet.

Mais que se passerait-il si le Président faisait une attaque cérébrale, devenait hémiplégique et malgré une incapacité évidente refusait de démissionner? Il n'y a aucun texte exigeant du Président des résultats au travail qu'il effectue. Il peut venir tous les matins à son bureau et ne rien faire. Soyons attentifs à la portée de chaque mot. En novembre 1994, j'estimais que François Mitterrand n'était plus capable d'assumer ses fonctions. Il ne remplissait plus le mandat pour lequel les Français l'avaient élu. À cette époque, son programme quotidien se déroulait dans son lit. Il arrivait le matin à l'Élysée, vers 9h30-10 heures et se recouchait jusqu'à l'heure du déjeuner. Il se faisait porter les journaux et recevait de rares collaborateurs.

Comme j'étais encore l'un de ceux qui avaient accès à sa chambre, certains conseillers me confiaient un dossier pour le lui soumettre et il est arrivé qu'il me le jette littéralement à la figure. Les parapheurs qu'on lui faisait passer restaient sans signature, les lettres de créances de recevaient aucun écho. Le chef du protocole s'arrachait les cheveux. François Mitterrand a même reçu un chef d'État, couché dans son lit.

Il ne travaillait plus car rien ne l'intéressait, sauf sa maladie. Cette cristallisation sur soi-même avait pris une telle ampleur que je songeais :" Si ça continue et si ça empire, il va falloir faire quelque chose. " J'en ai parlé à Hubert Védrine, lui aussi effrayé par la situation." Heureusement qu'il y a la cohabitation !" me disait-il. Il faisait tourner la boutique tant bien que mal grâce à ses bonnes relations avec Nicolas Bazire, directeur de cabinet d'Édouard Balladur.

Le Premier ministre, avec discrétion et tact, verrouillait le système. Il a habilement exploité la situation pour son compte en montrant qu'il était à la hauteur. Sa côte de popularité culminait. L'absence du Président servait ses plans. Charles Pasqua m'a dit un jour en riant : " Si je pouvais vous mettre en prison, ça nous arrangerait bien..." Sa boutade signifiait que sans moi - il me présentait aux autres ministres comme le meilleur médecin de France -, le Président n'aurait pas survécu et, étant donné la conjecture, Balladur aurait été élu.

Cette situation qui dura plusieurs mois - d'octobre à la fin de l'année - fut vécue comme un drame à l'Élysée. " Dois-je publier un communiqué ?" avais-je demandé à Hubert Védrine qui, au four et au moulin, n'avait pas le temps de se poser ce genre de question. " J'essaie de donner de l'Élysée une image qui ne soit pas celle d'un mouroir ", expliquait-il. Il ne voulait pas que l'on sache à l'extérieur que le Président ne faisait plus rien. À cette époque, certains ministres me prenaient par le bras pour me dire, en aparté : " Il n'est pas bien. Il souffre. Savez-vous qu'on lui a installé un nouveau fauteuil au Conseil des minitres? C'est pour son dos, n'est-ce pas? Il a des métastases..." Chaque mercredi se déroulaient des conciliabules toujours sur le même thème : tiendra-t-il jusqu'au bout? Ne sera-t-il pas contraint de démissionner?

En coulisse, la " mitterrandôlatrie " bat son plein. On vient le voir, on s'installe dans un fauteuil, à côté de lui, on lui parle. Il est allongé et répond, ou ne répond pas : il dort parfois. Il ne se lève que pour le déjeuner. Puis, il y a la sieste. Certains jours, il n'avait pas un seul rendez-vous. Des membres de son entourage entretenaient ce mauvais climat en le " couvant " abusivement, ce que je m'étais toujours employé à éviter, estimant au contraire qu'il fallait le stimuler.

Quand on entrait dans sa chambre, on se trouvait devant l'un de ces trois cas de figure : il est couché, en chemise de nuit, somnolent, et fait comprendre à l'importun qu'il l'ennuie ; ou bien il est assis, calé par des oreillers, et lit les journaux, il est plus abordable mais repousse tout travail ; ou encore il est allongé, et un visiteur à son chevet, Anne Lauvergeon, son frère Robert ou sa soeur Geneviève Delachenal, lui fait la conversation. Seule variante : le mercredi, jour où il s'habille à cause du Conseil des ministres.

Que devais-je faire? Je tournais en rond. J'ai été à deux doigts d'aller voir Robert Badinter pour lui demander conseil. J'ai songé à demander un rendez-vous à Danièle, mais j'y ai renoncé. À quoi bon? Elle était sortie de mon horizon. Elle avait tellement changé, elle aussi! Distante, cassante, autoritaire. Je l'avais prévenue - " Faites attention à ne pas perdre votre âme " - quand elle avait commencé à ressembler à son mari dans ses relations avec les autres. Quant aux deux fils, Gilbert et Jean-Christophe, il était exclu de les consulter. Trop lointains, trop soumis à l'autorité paternelle, par définition mauvais juges.

Finalement, je m'en suis ouvert à Christine Gouze-Raynal, la seule personne de l'entourage familial en qui j'avais encore confiance et qui a toujours eu les pieds sur terre. Je lui ai téléphoné un soir. Sur le plan médical, elle a abondé dans mon sens. Et puis j'ai lâché la phrase : " Crois-tu qu'il soit encore capable de gouverner ?" J'ai senti tout de suite que j'avais proféré une énormité. J'ai déclenché une volée de protestations d'où il ressortait que le Président n'avait jamais été aussi maître de sa pensée, que son intelligence était toujours performante et, en conclusion, qu'il n'était pas sérieux de poser une telle question.

Prudemment j'ai fait marche arrière, mais j'avais franchi la ligne jaune. On ne s'attaque pas impunément au tabou d'infaillibilité. Il était navrant qu'une femme de qualité comme Christine fût incapable de porter un regard impartial sur le Président. Personne ne niait qu'il avait gardé toutes ses qualités intellectuelles. Mais ce que je voulais dire, c'est qu'il n'exerçait plus ses fonctions. Nous étions entrés dans l'illusion du verbe. Heureusement que cette époque n'as pas connu de grandes crises!

Christine, Danièle et Roger m'en ont voulu. À leurs yeux, j'étais devenu suspect. Je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Du jour au lendemain je n'ai plus entendu parler d'eux.

 

Chapitre 13

 

François Mitterrand, en avril 1995, rédige une mise au point à la suite d'un article relatant le rôle tenu auprès de lui par le docteur Jean-Pierre Tarot. C'est l'unique fois en quatorze ans où le chef de l'État demanda à un organe de presse de publier un rectificatif. Dans cette lettre, il saluait " les qualités professionnelles et humaines " de Tarot, rappelait qu'il ne fallait pas oublier " les mérites du docteur Gubler ", mais il estimait surtout qu'on avait été injuste avec Philippe de Kuyper et lui exprimait toute sa reconnaissance. La raison de son initiative ne résidait pas dans une soudaine poussée de gratitude, un sentiment qu'il n'éprouva rarement et qu'il n'exprima jamais, mais c'était simplement que Kuyper, vexé de voir son rival Tarot glorifié par un puissant média, avait menacé de partir si le Président n'intervenait pas. La lettre présidentielle illustrait la guerre que se livraient à son chevet des médecins soucieux de leur médiatisation. Elle révélait aussi l'affaiblissement moral du malade qui avait cédé à une injonction à laquelle, en d'autre temps, il aurait répondu par un haussement d'épaule.

Il affectait de se plaindre de ne pas avoir été soigné comme un simple citoyen. Pour moi, il a toujours été un malade ordinaire. Mises à part les facilités matérielles inhérentes à sa fonction, François Mitterrand a reçu les mêmes soins que tout autre Français placé dans son cas. C'est dans la tête de ceux qui l'entouraient que se faisait la différence. En particulier dans la famille, et plus précisément chez son frère Robert qui un jour s'est exclamé : " Mais enfin, c'est le président de la République tout de même! Il ne doit pas être traité comme n'importe qui. Je ne comprends pas qu'il n'ait pas tous les meilleurs spécialistes à sa disposition !" Il les a eus. Le professeur Steg et moi-même pouvons affirmer qu'il a été parfaitement soigné et que toutes ses chances ont été défendues. Les reproches doivent être adressés à certains membres de sa famille et à quelques opportunistes de la dernière heure. Ce sont eux qui ont compliqué la situation et poussé à des choix contestables.

Au terme de cette aventure, on se demandera ce qu'il convient de retenir en matière d'information sur la santé du chef de l'État. Les exemples de Pompidou et de Mitterrand démontrent que le mensonge d'État existe et que rien ne peut y remédier. Il n'y a pas de solution toute prête au problème que pose la dissimulation de la vérité par le pouvoir dans ce domaine. Pendant la campagne présidentielle de 1995, j'ai fait passer un message aux deux candidats du second tour, Lionel Jospin et Jacques Chirac, leur conseillant d'être prudents sur le sujet et de ne pas prendre d'engagement qu'ils ne seraient pas certains de pouvoir tenir. Fort de mon expérience, je leur ai suggéré de ne pas tomber dans deux excès : ne rien dire du tout ou au contraire tout dire et être la proie des médias qui exigeront toujours plus d'informations. La fonction présidentielle doit garder une dimension humaine. Le Président n'est pas d'essence divine, il est pareil à chacun de nous.

Dans le cas de François Mitterrand, on s'étonnera peut-être qu'en 1988 je n'aie pris aucune initiative conduisant à révéler l'état de santé réel du Président candidat à sa succession, alors que six ans plus tard j'ai tenté de faire partager mon inquiétude et ma réprobation. En 1988, je formulais seulement un pronostic. Personne n'était assuré qu'il puisse aller au terme de son second mandat. Fin 1994, je faisais un constat. Il n'était plus en état de remplir ses fonctions. Qui, parmi ses collaborateurs, ses amis ou ses parents, aurait osé le lui dire? Lequel était en possession de tous les éléments d'appréciation?

Comme en matière de justice, le médecin d'un chef d'État doit avoir l'intime conviction que son patient peut faire face à ses responsabilités. Il n'a le droit d'être ni trop rassurant ni trop alarmiste. Le devoir d'information a ses limites, non pour tromper l'opinion mais pour éviter les spéculations politiques.

Il y a trente ans, Lord Moran, médecin de Winston Churchill, avait provoqué un scandale en publiant ses Mémoires. Ses pairs lui ont d'abord reproché de violer le secret professionnel, mais finalement il fut blâmé par l'opinion pour avoir caché le piteux état de santé de son illustre patient. N'oublions pas la conférence de Yalta qui changea la face du monde. Staline, plein de vigueur, eut en face de lui deux hommes dont l'un était diminué par l'âge et les excès (Churchill) et l'autre était infirme et mourant (Roosevelt).

Imaginons un président bien portant physiquement, mais développant une pathologie susceptible de modifier ses compétences intellectuelles, une névrose, une psychose, une insuffisance vasculaire cérébrale, etc. Qui doit le révéler? Et quoi dire? Tout ou une partie seulement? Se ferait-on opérer par un neuro-chirurgien réputé, souffrant d'un cancer, sous chimiothérapie ou radiothérapie? Pourtant il semble avoir l'esprit clair et le geste parfait, donc on le croit capable de pratiquer son métier. Mais peut-être n'aura-t-il pas en cours d'opération la capacité de faire le choix chirurgical qui s'imposerait, faute de lucidité, par fatigue ou par facilité. Quand François Mitterrand, du fond de son lit qu'il ne quittait pratiquement plus, refusait de signer, sans même le lire, ce qu'on lui présentait, était-ce gouverner?

Jusqu'au terme de ses fonctions, il est resté bec et ongles sortis, agressif, se servant de sa maladie à des fins politiques. son interview télévisée de décembre 1994 est une illustration de cette exploitation. Il théâtralisait son état de santé pour mieux faire passer son message sur Vichy et ses relations coupables. En le regardant on se sentait mal à l'aise.

Dès 1981, il avait fait son choix, sans la moindre hésitation. " De toute façon, on ne peut pas le dire. C'est un secret d'État." Après, à intervalles réguliers, ce fut : " Comment le révéler ?" Pour finalement continuer de le taire. La leçon doit être retenue.

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derniere mise a jour : dimanche janvier 26, 2003 21:38:01 +0100